Disparition de
l’abbé Pierre
Le dernier des
Mohicans ?
Avocat des pauvres et des petites gens, feu l’abbé Pierre ne
transigeait pas sur les principes et valeurs censé être les
fondements de base et le socle d’un monde
se revendiquant de l’équité.
Par A. Zentar
Homme de foi et de conviction,
l’Abbé Pierre s’est éteint à l’âge de 94 ans, après avoir passé
les trois-quarts de sa vie à défendre les opprimés, les
laissés-pour-compte, les marginaux, bref, toute cette population
victime des turpitudes existentielles, sinon de l’égoïsme
humain, tout simplement. Et toute l’action de cette personnalité
à la silhouette si frêle mais d’une indomptable énergie,
reposait, justement, sur le versant humain. Car il avait tôt
fait de comprendre que le prédateur le plus dangereux pour
l’Homme était l’homme lui-même… Et dans son long combat de tous
les jours qui fera des émules ensuite parmi pas moins de 40
pays à travers la planète, il n’aura eu de cesse de s’insurger
contre toutes les formes de discrimination, d’atteinte à
l’intégrité de ses semblables sans distinction de race ou de
religion. Car lorsqu’on aime son prochain, tout ce qui gravite à
la périphérie paraît accessoire, futile et ridicule par rapport
à l’essentiel. Personnage laïc et qui ne s’en est jamais caché
au demeurant, il a su et pu transcender tous les obstacles réels
et artificiels inhérents à son statut, voire sa stature, pour ne
se focaliser que sur la dimension philanthropique, dans un
cheminement au relief souvent chahuté. C’est que l’homme n’était
pas du genre à faire dans la dentelle, lorsqu’il s’agissait de
prendre position et d’afficher publiquement, même contre vents
et marées, ses convictions. Avocat des pauvres et des petites
gens, feu l’abbé Pierre ne transigeait pas sur les principes et
valeurs censé être les fondements de base et le socle d’un monde
se revendiquant de l’équité. Pourfendeur des politiques dont il
se méfiait comme de la peste, ce personnage charismatique que
certains de ses pairs n’ont pas hésité à comparer à l’illustre
Ghandi tant il se prévalait du même sacerdoce, c'est-à-dire d’un
choix de vie résolument tourné vers la défense de la condition
humaine dans tous ses maux, aura eu, de toute évidence, une vie
bien remplie. Mais peut-être, à l’instar de toutes les figures
emblématiques qui l’ont précédé, sur le même registre, même s’il
s’en est toujours défendu, faisait-il, quelque part, de la
politique sans le savoir. Une espèce de monsieur Jourdain, en
quelque sorte. Car dès l’instant où l’on touche au social,
compagnon d’Emmaüs ou pas, la politique n’est pas très loin.
Mais, bon, si c’est pour la bonne cause-la cause humanitaire s’entend-qui
s’en plaindrait ?
A. Z.
L’abbé Pierre
Le rebelle a
rendu…l’âme
La solidarité n’est pas un vain mot pour lui puisqu’il rejoint
la Résistance au cours de l’occupation de son pays par l’armée
allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Il s’y engage sous
le nom de l’abbé Pierre. Un nom de guerre qu’il conservera en
temps de paix pour encore faire la guerre… mais cette fois-ci à
la misère.
Par Sofiane Septi
Kermia
A la question de savoir ce qu’on
pourrait écrire sur sa tombe, il avait timidement suggéré cette
épitaphe : «… il a essayé d’aimer». Décidément, on ne peut
mieux résumer la vie de l’abbé Pierre. Cette courte phrase
exprime tout à la fois. Autant son amour du prochain, sans
exclusive, que sa disponibilité jamais démentie ni prise en
défaut de tendre la main à autrui. Au-delà des usages et des
pratiques jusque-là observés. En effet, à une époque donnée,
les bonnes consciences étaient relativement nombreuses mais
agissaient en ordre dispersé. Il a le mérite, non négligeable au
demeurant, de fédérer les initiatives dès le lendemain de son
fameux appel du 1er février au cours du terrible hiver de
l’année 1954. Une femme et son enfant, morts de froid dans la
nuit glaciale, orientent définitivement son action et sa vie. Il
crie sa peine, appelle à « l’insurrection de bonté » sur les
ondes de Radio Luxembourg et déclenche quasi instantanément un
vaste mouvement de solidarité au sein de la population française
en faveur des sans domicile fixe.
La solidarité n’est pas un vain mot
pour lui puisqu’il rejoint la Résistance au cours de
l’occupation de son pays par l’armée allemande durant la Seconde
Guerre mondiale. Il s’y engage sous le nom de l’abbé Pierre. Un
nom de guerre qu’il conservera en temps de paix pour encore
faire la guerre… mais cette fois-ci à la misère.
En 1943, à Alger, il rencontre le
général De Gaulle, chef de la France Libre avant de devenir
député de 1945 à 1951 et de consacrer ses indemnités de
parlementaire à loger des sans-abri qui sollicitent son aide.
Son appel pathétique « Mes amis, au secours ! Une femme vient de
mourir, gelée, à 3h du matin…» le consacre comme défenseur
incontournable des sans-logis, démunis et laissés-pour-compte.
En dépit d’une santé fragile, il se révèle infatigable même
durant les derniers jours de sa vie. Son engagement est
inconditionnel, total aux côtés et en faveur des plus pauvres
sans distinction de race ou de couleur de peau. Son amour de
l’autre est à ce point universel qu’il est sans préalable. Il
élargit donc son action en contribuant à la création d’une
banque alimentaire, se bat sans relâche pour le « droit au
logement » et contre toutes formes d’exclusion. Après la
fondation, en 1949, du mouvement Emmaüs qui essaime en France et
dans plus de quarante pays alentour, ses «coups de gueule» ou
«ses colères médiatiques» témoignent de son «inflexibilité» et
de son intransigeance sur la cause de «ses protégés». Il trouve
«intolérable» qu’on puisse lui opposer des coûts de financement
pour refuser de prendre en charge ces oubliés d’une société de
consommation, délibérément sourde et muette sur le malheur des
quelque 15.000 S.D.F actuellement recensés dans la seule ville
de Paris. Qu’on est donc loin des 2.000 répertoriés en 1954 !
Ainsi donc, la misère n’est plus rampante. Elle a progressé en
incluant de « nouveaux pauvres » venus grossir la cohorte des
exclus. Marginaux et marginalisés opportunément.
L’abbé Pierre, lui, n’a de cesse
d’interpeller les politiques sur la situation des «opprimés
économiquement» et investit toutes les barricades contre le
silence ambiant, à peine rompu par intermittence par une charge
de Crs contre des sans-papiers arc-boutés et agglutinés derrière
des banderoles. Toujours sans impact lorsqu’elles sont brandies
par des anonymes. La notoriété de cet homme de foi, longtemps
personnalité préférée de ses compatriotes avant que lui-même
demande à ce qu’on ne l’associe plus à ces sondages, secouera
les léthargies et
« convoquera » les médias toujours
friands de prouesses et de confrontations.
Il est de toutes les batailles. A
la fois juge et partie, accusateur et victime au nom de tous
ceux qui se réfugient derrière son panache. Il porte l’étendard
de la révolte, hausse le ton, donne de la voix et pointe du
doigt les inégalités. Il ne demande plus, il exige. Au nom des
déshérités qui sont légion.
Il veut redonner à ces hommes et à
ces femmes un avenir et des projets. L’existence de son
mouvement Emmaüs expose bien ses objectifs par la constitution
de structures d’action sociale et de logement, d’économie
solidaire et d’insertion. Il base son combat sur le principe de
la recherche d’autonomie par le travail et recourt à l’action
politique multiforme pour lutter contre les causes de
l’injustice et de la misère. Cela lui vaut souvent
l’incompréhension et parfois l’hostilité, notamment lorsqu’il
soutient son ami Roger Garaudy au sujet duquel il sera «traîné
dans la boue» par les bien-pensants et tenants d’une morale
unilatérale. Il devra même s’exiler dans un couvent italien
durant de longs mois dans une réclusion forcée qui ne cessera
que grâce à l’opinion publique. Laquelle lui garde estime et
affection. «Libéré», il repart de plus belle, l’élan retrouvé.
Il est de toutes les traques contre l’injustice, au mépris de
son devenir personnel. Sa canne comme son béret légendaire et,
en fin de parcours, son fauteuil roulant, seront de toutes les
insurrections, de toutes les insoumissions. Vieilli, fatigué et
presque usé, il refuse pourtant d’abandonner le champ de
bataille. S’il murmure et chuchote par la voix, il crie à
tue-tête par sa présence physique aux côtés des sans-voix et
sans-toit. Les politiques de tous bords s’évertuent à canaliser
sa fougue encore intacte, à apaiser ses révoltes et lui
promettent leur concours en l’assurant de leur adhésion à ses
idéaux. Il ne s’en laissera cependant jamais conter et, jusqu’au
crépuscule de sa vie, il sonnera l’hallali pour les contraindre
à « sortir du bois » par des gestes concrets au-delà des
promesses de campagne ou conjoncturelles. Sa ténacité n’aura
finalement d’égale que sa volonté de gagner le match de la vie.
Celui de la dignité des centaines et des milliers de personnes
auxquelles il veut rendre possible l’accès à des droits
élémentaires. On lui prête l’idée, dangereuse et subversive en
des temps reculés, d’avoir voulu manifester sa sympathie pour la
Révolution algérienne. Le cas échéant, cela ne fait que
confirmer ce que nous savions de cet homme qui a vécu près d’un
siècle de don de soi. Il a tout donné et rien pris. Tout partagé
et rien gardé. A peine un lien familial, ténu, du côté de son
Lyon natal où, en de rares occasions, il s’est ressourcé avant
de cheminer de nouveau, épaule contre épaule, avec les parias
d’une société égoïste jusqu’à l’écœurement. Ces « chiffonniers »
de toutes les races, couleurs, religions et nationalités sont et
seront la vraie famille de ce petit homme grand comme trois
pommes. qui, néanmoins, a réussi à soulever des montagnes
d’indifférence.
«… Ce n’était pas facile de mener
le combat qu’il a mené, de la façon dont il l’a mené » a dit le
footballeur Zidane qui a pris la place du fondateur d’Emmaüs
dans le palmarès des personnalités préférées des Français.
C’est en 1943 qu’Henri Grouès a disparu dans la clandestinité de
la Résistance au nazisme et, à 94 ans, l’abbé Pierre qui lui a
survécu plus de 50 ans, donne son nom-symbole à une loi sur le
droit au logement qui vient d’être votée par les représentants
de son peuple. Lui n’aspirait plus qu’à prendre de «grandes
vacances» et il est probable que son «repos éternel» donnera
plus d’intensité à cette voix qui vient subitement de
s’éteindre. Vous qui avez tant guerroyé, dormez en paix,
Monsieur l’abbé !
S. S. K.