En restant sur la juste appréciation d’un geste qui ressemble à un remord, disons que parfois la correction d’un faux pas est plus préjudiciable que la non-célébration de ces membres fondateurs de l’Union nationale des arts plastiques.
C’est une exposition de dernière minute ; une sorte de mea-culpa ; la réparation d’une faute. Preuve en est, la date qui surligne la signature de Bachir Yellès, président fondateur, qui donne la liste complète de ses alter ego : le 24 avril 2007. Autre signe d’impréparation ou de précipitation : chaque feuille papier à machine est une photocopie (très moderne) du portrait et de l’œuvre choisis pour illustrer ce catalogue d’images qui ne signe pas l’œuvre et prête à confusion. A moins de connaître très bien les artistes et leur production, on se trompe plus d’une fois. En restant sur la juste appréciation d’un geste qui ressemble à un remord, disons que parfois la correction d’un faux pas est plus préjudiciable que la non-célébration de ces membres fondateurs de l’Union nationale des arts plastiques.
Contexte
Comment les Douze ont été touchés par la grâce de l’Union, ils le diront un jour ceux qui sont encore en activité. L’engouement pour l’organisation, la hiérarchisation et même, pourquoi pas, une volonté d’embrigadement étaient à la mode : chacun, à sa manière, volait au secours de la victoire et «renforçait le mouvement de masse» ; la déferlante de Ben Bella qui venait de signer les décrets de mars sur les biens vacants et l’autogestion des terres agricoles, bases du socialisme algérien de l’époque.
Meeting après meeting, voyage après voyage, dont les retours étaient l’occasion de manifestations monstres de soutien à la personne du président. Les Algériens se trouvaient entraînés par la grande ruée aux avant-gardes, euphoriques et moutonniers. La révolution avait besoin de révolutionnaires : elle en trouva pour défiler, pour applaudir et supporter les difficultés de l’existence dont il n’était pas question de parler sans paraître un contre- révolutionnaire. Il est à peu près certain que l’Union des écrivains a été créée à la même période.
L’hommage
Malgré tout, l’exposition d’œuvres des Douze qui ont fondé l’Union nationale des arts plastiques est un superbe hommage à des artistes "engagés" qui avaient pensé avant tout à réveiller le goût et la sensibilité artistique de leur peuple. La solitude de l’artiste devant la toile blanche faisant le reste, c’est-à-dire préserver leur liberté individuelle.
Les peintres et plasticiens étaient dans une position paradoxale dans le mouvement de libération : ils y adhéraient certainement mais leurs œuvres, leur voix ne portaient pas. Ce n’était pas comme les comédiens, les chanteurs ou même les sportifs qui voyaient leur action médiatisée. Les écrivains, comme Kateb Yacine, ont eu leur mot à dire. En Allemagne, en Suède, partout où on a posé des questions à ce dernier sur sa langue littéraire, sa réponse, invariable, est que "la langue française est pour les Algériens une prise de guerre, une arme".
Des peintres, on connaît les frères Racim, Mammeri, Baya, la découverte des surréalistes.
Aussi, lorsque est née cette union ,la peinture est née en même temps dans les regards qu’elle va contribuer à changer et modifier l’attitude des gens à son égard, car traditionnellement, il n’y avait pas nécessité de suspendre un tableau, une aquarelle aux murs des maisons. D’ailleurs, Picasso faisait sourire et les peintres qui ont soutenu la lutte des Algériens étaient inconnus : Masson et Matta, des étrangers, sans doute.
Tous différents
Les Douze montraient un activisme hyperactif. Tout était prétexte à débordement : une exposition de Zerarti déchaînait les passions entre peintres, poètes,évrivains, journalistes, politiques liés à la commission culturelle du FLN (ce n’était pas Jdanov, mais presque). L’atmosphère était à l’émeute dans le microcosme et sous la férule de M’hamed Issiakhem, de Kateb Yacine, de Mourad Bourboune, de Mohamed Boudia au TNA le chaudron du milieu bouillonnait. Des exclusions, des anathèmes prononcés, des fâcheries pour toujours agitaient le milieu qui restait néanmoins très créatif puisque de nombreuses expositions drainaient les nouveaux amoureux de la peinture et des débats enflammés. C’est que les Douze étaient aussi différents qu’on peut l’être par le tempérament, la voie artistique, l’histoire personnelle, l’école, le style ; en somme, tout les opposait. Mais ils resteront pour toujours ceux qui ont fait de la peinture algérienne une voix à nulle autre pareille. Ils nous ont appris à voir en faisant vibrer tous nos sens et réagir notre raison, et donc à parler, à dire même imparfaitement ce qui nous émeut, nous interpelle dans un tableau, et ce , en l’absence d’un marché de l’art !
Ils étaient donc obligés d’avoir une activité rémunérée ; un deuxième travail qui leur permettait de vivre et de peindre sans espoir de gagner leur vie en vendant leurs œuvres. Issiakhem avait trouvé une solution provisoire : il faisait "don" d’un tableau à des personnes qu’il aimait, mais ce don était en réalité un dépôt, une façon d’exposer son tableau aux regards des amis de ses amis dépositaires. Quelques mois avant sa disparition, il faisait la liste des œuvres prêtées et qu’il fallait récupérer...
Khadda faisait des dons fermes comme, par exemple, cet "Etudiant" offert à l’UNEA ; des fresques peintes sur les murs des écoles des villages socialistes agricoles. Il donnait des conférences un peu partout en Algérie et plus particulièrement dans les villes phares de l’industrialisation.
Le regard
En regardant les photos d’identité de cette femme, Flidjani Kheira, et des peintres qui l’entourent, il y a dans leur regard à tous quelque chose de direct, de profond, de bienveillant malgré les difficultés, les enjeux de l’art et de la culture ; il y a dans leur regard de la confiance ; quelques certitudes sûrement et de la tolérance malgré la dureté des empoignades et des prises à parti. La couleur sépia qui les renvoie au passé est une mauvaise idée artistique.
Louail, la modestie ; Mesli le chef de file de "Aouchem" ; Ali-Khodja en bohême ; Kara Ahmed en preneur de citadelles ; Ranem et ses airs d’en penser plus qu’il ne dit ; Bouzid qui semble voir la multitude de ses personnages en marche dans les ors et les ocres, dans la lumière brûlante du Soleil libérateur.
Zmirli porte un regard interrogatif et hautain sur l’objectif comme pour signifier que rien ne peut le réduire à ce double de cellulose ; Khadda, l’humain, le militant sans colère mais non sans passion dont la tâche a été de faire aimer toute la peinture ; Issiakhem «œil de lynx», selon Kateb, qui tient dans ses yeux le monde en respect ;Temmam, l’enfant de la Casbah adopte, pour mieux échapper à la simulation, une attitude de simulation de star hollywoodienne ; Yellès a un air attentif, et par le hasard de ce choix, c’est lui qui impose l’écoute.
Que dire de Flidjani Kheira sinon que sa beauté est assumée avec un rien de défi et de provocation. Elle était si belle que son port est une revendication de la liberté. Elle, c’est Quai des brunes !
C’est cette liberté que ces Douze ont voulu voir rayonner sur leur société et au-delà ; ils y ont pour une part réussi, car de très nombreux artistes ont suivi leur chemin et ont continué de revendiquer la liberté de création, ont réussi à réunir autour de leurs créations leurs pairs. Leurs démarches et leurs œuvres sont matières à livres d’art et de réflexions sur les arts plastiques ; du moins pour les plus sincères.Il y a aussi ceux qui, tels des charognards, vivent «des œuvres» qu’ils consacrent à leurs fonds de commerce…
Des témoins nécessaires
Tant qu’il y aura des témoins de cette armée de l’art (seuls Flidjani, Khadda, Temmam et Issiakhem sont décédés), les voleurs de mots ne pourront jamais dire ce qu’ils étaient vraiment ces Douze qui étaient loin d’être des apôtres !
Aujourd’hui comme hier, les artistes peintres sont au cœur des changements qui s’opèrent dans la société, de manière silencieuse ou bruyante. Ils sont sollicités de toute part pour faire bonne figure. C’est la preuve que leur travail vaut quelque chose !
Avec le marché de l’Art qui commence à se développer et malgré quelques exagérations dans l’évaluation des prix, c’est incontestablement un progrès. Dans tous les cas, la peinture revient à dire le corps et la liberté.
Le portrait de Flidjani est comme ces photos retouchées et colorisées qui faisaient presque «vrai», car la photo couleur n’est arrivée que plus tard. Son visage encadré par une chevelure dense, souple est découpé par un large front signe d’intelligence ; un bel arc des sourcils qui rend le regard plus noir et intensément profond et brûlant ; le nez est droit mais se termine par des narines frémissantes au dessus de lèvres ourlées, fermes. Elles restent rouges comme une déchirure qui cherche à se refermer ; il y a comme une esquisse de sourire moqueur ?
Le cou permet ce port altier et plonge le regardant dans un émoi compréhensible car le vêtement, léger, est de couleur chair ; il est de chair. Ce pourrait être notre Joconde !
Ranem nous tend un tapis où se mêlent, naturellement, le ciel et le champ de fleurs et de verdure. Il marie les éléments pour des délices. Son univers est toutefois structuré : aux marges le vert de l’eau qui ruisselle, à la surface des vaguelettes qui retiennent les formes qui la trouble ; au milieu, de chaque côté du jardin, des roses symétriquement réparties aux angles du tapis dont le centre est une ardente couronne de roses. Ce n’est pas seulement beau ; c’est une vision du monde !
Les mondes de nos Douze sont pleins de couleurs, d’exubérance et de fureur surtout lorsqu’il sont les témoins apaisées de leur temps.
C’est aujourd’hui qu’ils sont devenus des révolutionnaires.