Le Midi Libre - Supplément Magazine - Entretien de J. Pellegri avec Mouloud Mammeri
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Entretien de J. Pellegri avec Mouloud Mammeri
18 Fevrier 2009

J.P.- Quel est ton arbre préféré ?
Mouloud Mammeri - L’olivier ! Naturellement ce n’est pas original, mais on a les arbres que l’on peut et celui là a toutes les vertus. D’autres essences ont plus de prestige. La littérature les a tous chantées sur tous les tons. Elle a dit la beauté rectiligne des cèdres, ceux du Liban, dont elle a même entendu les chœurs, mais les nôtres ne sont pas moins altiers ni moins harmonieux ; je les trouve même plus humains : t’est-il arrivé de contempler vers Tikjda ces cimetières d’arbres calcinés, dont les chœurs tragiques ne disent que l’insupportable mort.
Vous (vous, c’est tout ce qu’il y a au Nord de la Méditerranée) avez évoqué les hêtres, les trembles, les peupliers, invoqué les chênes consacrés au gui l’an neuf.
En Russie j’ai tant entendu de guitares et de voix conter au bouleau la peine des amants, leurs amours et leurs nostalgies, que j’aimais les bouleaux avant d’en avoir jamais vu. Plus tard, j’y ai retrouvé les couleurs pastel, la blancheur liliale, les feuilles tendres, les fûts frêles et droits. Mais qu’importe ! c’étaient les arbres d’autres climats que celui dont j’avais respiré l’ardeur de l’été, les soleils pâles de l’automne.
L’arbre de mon climat à moi, c’est l’olivier ; il est fraternel et à notre exacte image. Il ne fuse pas d’un élan vers le ciel comme vos arbres gavés d’eau.
Il est noueux, rugueux, il est rude, il oppose une écorce fissurée mais dense aux caprices d’un ciel qui passe en quelques jours des gelées d’un hiver furieux aux canicules sans tendresses.
A ce prix, il a traversé des siècles. Certains vieux troncs, comme les pierres du chemin, comme les galets de la rivière, dont ils ont la dureté, sont aussi immémoriaux et impavides aux épisodes de l’histoire ; ils ont vu naître, vivre et mourir nos pères et les pères de nos pères. A certains on donne des noms comme à des familiers ou à la femme aimée (tous les arbres chez nous sont au féminin) parce qu’ils sont tissés à nos jours, à nos joies, comme la trame des burnous qui couvrent nos corps. Quand l’ennemi veut nous atteindre, c’est à eux tu le sais, qu’il s’en prend d’abord. Parce qu’il pressent qu’en eux une part de notre cœur gît et…saigne sous les coups.
L’olivier, comme nous, aime les joies profondes, celles qui vont par- delà la surface des faux-semblants et les bonheurs d’apparat.
Comme nous, il répugne à la facilité. Contre toute logique c’est en hiver qu’il porte ses fruits quand la froidure condamne à mort tous les autres arbres. C’est alors que les hommes s’arment et les femmes se parent pour aller célébrer avec lui les noces rudes de la cueillette. Il pleut, souvent il neige, parfois il gèle. Pour aller jusqu’à lui il faut traverser la rivière et la rivière en hiver se gonfle. Elle emporte les pierres, les arbres, et quelques fois les traverseurs. Mais qu’importe ! Cela ne nous a jamais arrêtés ; c’est le prix qu’il faut payer pour être de la fête. Le souvenir émerveillé que je garde de ces noces avec les oliviers de l’autre côté de la rivière –mère ou marâtre selon les heures— ne s’effacera de ma mémoire qu’avec les jours de ma vie.

Et puis quoi ? Rappelle-toi : l’olivier, c’est l’arbre d’Athéna, déesse de l’intelligence, Athéna, sortie toute armée du cerveau de Jupiter (n’est-ce pas une merveilleuse chose que de pouvoir ainsi à l’agréable et l’utile, joindre l’intelligence ?) Athéna, déesse aux symboles et rites libyens (l’Egide dit Hérode, c’est le nom berbère du chevreau et c’est vrai, c’est le même mot qu’on emploie aujourd’hui : Ighid).
Te dirai-je, Jean, qu’il ne me déplaît point que l’arbre de nos champs plonge si loin les racines de son inépuisable vitalité ; les Dieux de ces temps traversaient les mers pour aller féconder d’autres terres (et de quelle merveilleuse façon !) En notre ère de dogmes et d’intolérance, il ne nous reste plus l’emblème de l’arbre et sa couleur bichrome : les feuilles sont vertes d’un côté, blanches de l’autre, et tu ne sais jamais, quand tu es dessous, quel ton va prendre sous le vent la chevelure diaprée qui chatoie par dessus toi. Je sais, des fois âpres et exclusives sont venues depuis, des fois nées dans des déserts sans arbres qui ont relégué les divinités humaines et douces «dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts » : nous n’avons plus, hélas, la déesse casquée, mais Jean, il nous reste au moins l’arbre de ses vœux, celui dont elle fit don à la plus humaine des cités.
Référence : Ce texte fait partie d’une étude sur les écrits de Mouloud Mammeri et publiée par l’Association Culturelle et Scientifique TALA (Editions TALA, Alger 1991) sous le titre "Culture Savante, Culture Vécue".


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