Quand on parle de ses projets à autrui, ceux-ci se soldent toujours par des échecs. C’est ce que nous dit la sagesse populaire. L’histoire qui va suivre semble le confirmer.
Nous sommes en avril 2012. M’Barek, 38 ans, traverse une mauvaise période. Il a besoin d’argent et il a beau se creuser la tête, il ne voit qu’un seul moyen de s’en procurer : vendre sa voiture. Une belle Renault Mégane, toutes options. Comme il n’avait jamais été très fort en affaires et en négociation, il a peur de se faire avoir. Là, il n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour trouver la parade. Il téléphona à Lyès, un ami de longue date en qui il avait une grande confiance. Après les salutations d’usage qui ne durèrent pas plus de deux secondes, M’Barek entra dans le vif du sujet.
- Lyès, j’ai besoin de toi…
- Je suis là, M’Barek… je suis à tes côtés pour tout ce que tu veux, je te l’ai toujours dis.
- Merci, Lyès, je n’en attendais pas moins de toi…mais je ne veux pas grand-chose. Euh… voilà… je sais que tu es un grand « baratineur »…
- Merci…
-Oh ! surtout ne le prends pas mal… Je voulais seulement dire que tu avais l’art et la manière de mener une discussion à bâtons rompus en utilisant les arguments qu’il faut pour arriver à tes fins. Moi, j’en suis incapable. J’ai l’intention de vendre ma voiture pour 140 millions mais si quelqu’un vient et qu’il me dit qu’elle n’en vaut que 50, je ne saurai pas quoi lui répondre. Et pour peu qu’il se mette à énumérer les raisons, aussi farfelues soient-elles, de ce prix, je finirai par adhérer à son argumentation.
-Et tu te diras que si tu arrives à la vendre pour 30 millions, tu auras fait une bonne affaire ?
-Exactement ! Et ce n’est qu’une fois que le coup est parti et qu’il n’y a aucune possibilité de récupérer ce que j’ai perdu que je m’aperçois de ma bêtise.
- Attends, attends, M’Barek… Au marché de voitures, il y a deux choses : il y a la voiture et le baratin. Et souvent le baratin n’a pas de place quand le produit en jeu est une bonne voiture. Je connais ta voiture. Ce n’est pas seulement une bonne occasion. C’est une voiture qui date de six ans mais elle est quasiment neuve. Je sais comment tu la conduis et comment tu l’entretiens.
- C’est vrai….
- M’Barek, moi je suis au courant…mais celui à qui tu vas la vendre l’ignore.
- Et comment l’amener à le savoir ?
- C’est simple. Si c’est un connaisseur, tu n’as qu’à lui ouvrir le capot pour qu’il voie le moteur. Ouvre-lui aussi l’intérieur de la voiture. Et s’il te pose des questions, ne lui réponds pas. Dis-lui seulement que la voiture parle d’elle-même.
- Parle d’elle-même ? Oui, c’est une belle métaphore…
-Oui, et ce n’est pas du baratin. C’est du concret. Il n’y qu’une chose que tu peux
dire : c’est que cette voiture tu l’as achetée pour ta femme et maintenant, elle n’en veut pas à cause de tous les accidents mortels qui se produisent sur nos routes ; elle a peur de conduire.
-Hum… il n’est pas mal cet argument : c’est la voiture de ma femme… les femmes ont la réputation de ménager leurs voitures…
- Yaatik essaha !
- Oh ! la ! la ! Tu es très fort, Lyès… si tu venais avec moi, ce n’est pas 140 millions que j’obtiendrai de cette voiture mais 300 millions…
- 140 millions est un bon prix, Mbarek… mais pour la vendre à ce prix, il faut réclamer 150. Celui qui voudra l’acheter marchandera ferme et vous arriverez à la fourchette de 140 millions.
- Hum… Quel est le prix au delà du quel je ne peux pas descendre ?
-Ne descends pas à moins de 130 millions… J’ai vu des voitures, même marque et même année que la tienne mais pas dans le même état qui ont été vendues à 130 millions.
- Tu vois, Lyès ? Tu es un vrai businessman ! Tu connais les prix de tout ce qui se vend dans les marchés : aussi bien l’officiel que l’informel. Tu ne peux vraiment pas venir avec moi à Tidjellabine, après-demain ?
- Non, vraiment je ne peux pas… je dois me déplacer à l’intérieur du pays. Mon frère aîné marie un de ses fils et il a besoin de moi…
Mbarek éclata de rire.
- Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Lyès.
- Oh ! rien, rien….
- Comment ça, rien ? Tu éclates de rire dès que je t’ai dit que mon frère marie son fils et…
- Si je te le dis, tu risques de te mettre en colère…
- Mais non, tu sais bien qu’avec toi, je ne me mets jamais en colère…
- Promets-moi que tu ne te mettras pas en colère et je te dirai ce qui m’a fait rire.
- Oh ! je n’ai pas besoin de te promettre quoi que ce soit, Mbarek parce que je crois que j’ai deviné ce qui t’a fait rire. Tu t’es dit que mon frère a besoin de moi pour que je baratine les parents de la fille que son fils va épouser…
Mbarek éclata de rire de nouveau. Lyès aussi rit de bon cœur. Une fois que Mbarek eut retrouvé sa sérénité, il avoua :
- C’est vrai, je me suis dit que tu allais baratiner le pâtissier, le boulanger, le boucher mais je n’ai pas pensé aux
parents de la fille… Je te le jure.
- Ah ! Non ceux-là je n’ai pas besoin de les baratiner. Mon neveu à baratiné une fille et celle-ci a baratiné ses parents. Moi, il ne me reste que du menu fretin !
Mbarek essuya les larmes de rire qui avaient perlé au coin de ses yeux et retrouva son sérieux.
- Donc, Lyès, je demanderai 150 millions et je peux descendre jusqu’à
130 ?
- Exactement. Mais ne descends que si vraiment tu vois que tu as affaire à un vrai acheteur et non pas à un saboteur qui passe son temps à
casser les prix…
- Hum…je vois.
- Ecoute, Mbarek…Il y a une chose que nous pourrions faire… Maintenant que le téléphone portable existe ; nous pourrions rester en contact. Quand tu seras au marché je pourrais te conseiller
à distance.
- Oui, c’est une bonne idée !
- Si tu as affaire à des arguments que tu ne peux pas réfuter, tu me téléphones et je te dirai comment tu vas répliquer… Tu fais croire à ton entourage que tu as reçu un appel urgent. Tu t’isoles, tu m’appelles, tu me mets au courant de la situation et nous essayerons d’y faire face.
- Oui… C’est une très bonne idée.
Deux jours plus tard, Mbarek, dès 8h du matin, était au marché de Tidjellabine dans la wilaya de Boumerdès. A 9h plus de quinze personnes s’étaient approchées de sa voiture pour lui demander combien on lui en avait offert et combien il comptait la vendre. A 11h, Mbarek avait envie de retourner chez lui parce qu’il avait réalisé qu’il y avait dans ce marché-là, plus de badauds, d’escrocs que d’acheteurs. Certains lui avaient affirmé que sa voiture ne valait pas plus de 70 millions à cause de son moteur diesel qui n’était pas fait pour supporter le carburant que l’on trouve dans nos stations service. A 11h50, il monta dans sa voiture avec la ferme intention de s’en aller. Il réglerait son besoin d’argent d’une autre manière et quand Lyès serait libre, il le chargerait de la lui vendre. Il démarra et prit la direction de la sortie du marché quand soudain, il vit un homme d’une quarantaine d’années environ, lui faisant un signe de la main. Ce n’est que lorsqu’il se fut arrêté qu’il réalisa qu’il était accompagné d’une femme qui avait tout l’air d’être son épouse. Une voix intérieure, venue des fins fonds de sa conviction, lui susurra que c’était ce couple-là qui achèterait sa voiture. L’intuition de Mbarek était juste… mais il ignorait la mauvaise surprise qui l’attendait…
( À suivre…)