Résumé : Sofiane (35 ans) habite Alger mais travaille dans la wilaya de Biskra. Il revient chez lui à l’improviste. Il est inquiet et soupçonne qu’il se passe des choses à la maison en son absence.
Sofiane arriva enfin devant l’appartement du 2e étage où il habitait avec sa mère. Il déposa ses deux cabas et émit un long soupir de lassitude. Il essaya de reprendre un peu son souffle parce qu’il n’aimait pas donner à sa mère l’image d’un fils essoufflé et fatigué. Puis au moment où il allait appuyer sur la sonnerie, la porte s’ouvrit et il vit une jeune femme, assez jolie et qu’il n’avait jamais vue sortir avec un portable collée sur une de ses oreilles. Pendant quelques très courts instants, Sofiane se dit qu’il s’agissait d’une des filles de bonne famille dont sa mère lui avait parlé. Mais il eut vite fait de changer d’avis lorsqu’il entendit la jeune fille parler à voix basse au téléphone : «Mère, je suis chez le dentiste, je te l’ai déjà dit ce matin quand tu m’as appelée.»
Le jeune homme plissa son front et s’approcha de la porte et vit la petite plaque en vermeil que son défunt père avait accroché une trentaine d’années plus tôt pour indiquer le nom de la famille qui habitait là. Il ne s’était pas trompé d’étage. Il était bel bien chez lui ! Mais pourquoi cette dame avait-elle déclaré à sa mère qu’elle était chez un dentiste ? Sans se poser d’autres questions, il poussa la porte, mais au moment où il s’apprêtait à y entrer, la jeune femme qui se trouvait sur le palier de l’étage lui lança :
- Aujourd’hui Khouya, el-hadja ne reçoit que les femmes…
Il se tourna vers elle et en guise de réponse lui adressa un regard désemparé.
- El hadja ne reçoit que les femmes aujourd’hui ? Je ne comprends pas ce que vous dites, madame… j’habite ici.
L’autre le regarda avec étonnement et lui répliqua :
- Moi non plus je ne comprends pas ce que vous dites… Entrez si vous voulez… Ce n’est pas mon problème.
Sofiane poussa la porte et se retrouva dans un couloir qui lui était familier. Ce qui ne l’était pas c’étaient les nombreuses chaises qui y étaient alignées et sur lesquelles étaient installées des femmes de tous âges et qui avaient l’air d’attrendre leurs tours respectifs. Pendant un moment, il eut l’impression de rêver et se dit que bientôt il se réveillerait pour se retrouver dans le car Biskra-Alger où il avait fini par s’assoupir. Mais il ne se réveilla pas. Il entreprit de se rendre à la cuisine qui se trouvait au bout du couloir et une jeune fille lui lança :
- Wine rak rayeh khouya ? (où vas-tu mon frère ?). El-hadja ne reçoit que les femmes aujourd’hui !
- Mais c’est quoi cette histoire d’El-hadja qui ne reçoit que les femmes aujourd’hui ?
Où est ma mère ? Et vous qui êtes-vous ? Que lui voulez-vous ?
Quelques femmes se mirent à se regarder et à se parler entre elles. Les mots prononcés par l’une d’entre elles parvinrent jusqu’aux oreilles de Sofiane : «Meskine rah mwakkhed blaaqaqer » (Le pauvre, on l’a esquinté avec des sortilèges).
Il allait demander à la femme plus de précisions, quand soudain, il vit sortir une jeune fille du salon d’où s’échappèrent des odeurs fétides qu’il n’avait jamais senties auparavant. Alors sans réfléchir, il poussa la porte du salon et y entra et c’est là qu’il vit un spectacle des plus insensés. Sa mère, emmitouflée dans un burnous blanc était assise par terre tout en remuant les cendres d’un brasero où elle jetait toutes sortes de substances qui en brûlant dégageaient l’odeur désagréable qui l’avait agressé. Sans lever la tête, il entendit sa mère lui dire :
- Assieds-toi, ma fille… Alors comment ça va par rapport à la dernière fois?
Ce fut une jeune fille qui venait d’entrer qui lui répondit
- Khalti El-hadja… je ne peux pas m’asseoir parce qu’il y a un homme devant moi.
La mère de Sofiane leva alors la tête et vit son fils :
- Oh ! Sofiane c’est toi, ce n’est pas possible. Nous nous sommes parlé ce matin et tu ne m’as pas dit que tu rentrais aujourd’hui… Va dans ta chambre… je t’expliquerai tout une fois que toutes ces femmes seront parties…
- Mais qu’est-ce que tu vas m’expliquer, mère ? J’ai tout compris ! C’est très clair ! Pendant mon absence tu te transformes en chouaffa, en sorcière !
- Tais-toi… Tu vas faire fuir mes clientes et aujourd’hui ce sont les meilleures qui sont venues… Elles ont beaucoup d’argent…
- Tu me fais honte, mère ! Tu fais ce genre de choses dans notre maison ? As-tu seulement pensé à la mémoire de mon père ? A ce que penseront de nous les voisins ?
- Ce ne sont pas les voisins qui nous emplissent notre couffin…
Sofiane se tint la tête et hurla de toutes ses forces son désespoir et sa douleur puis, il sortit du salon pour s’en prendre aux femmes qui y attendaient leurs tours :
- Allez vous-en ! Bande d’imbéciles crédules ! Ma mère n’est pas plus chouaffa que la plus idiote d’entre vous ! Allez rentrez chez vous, espèces de vaches !
Sofiane s’était mis à bousculer les femmes qui se mirent à crier parce qu’elles avaient dû se dire que les Djnoun qui habitaient le jeune homme venaient de se réveiller et avaient décidé d’être agressif. Soudain, Sofiane éprouva une douleur insupportable au niveau du dos et une autre au niveau de la nuque, puis ce fut le trou noir.
Quand il ouvrit les yeux il se retrouva sur le lit des urgences de l’hôpital Mustapha.
Ce n’est que quelques heures plus tard qu’il comprit ce qui s’était passé. Sa mère l’avait frappé avec une barre de fer et il était sans connaissance quand des gens de son quartier l’avaient ramené là.
Sofiane pleura un bon moment puis demanda à un médecin :
- Où est ma mère ?
- D’après ce qu’on m’a dit, elle est au poste de police.
- Ma mère au poste de police ? Oh ! Mon Dieu ! ce n’est pas possible.
- Si ! C’est possible ! Elle vous a frappé avec une barre de fer…
- Mais c’est ma mère, elle peut me corriger, me frapper …
Le médecin se gratta la tête.
- Monsieur, quand on frappe quelqu’un avec une barre de fer, ce n’est pas pour le corriger mais pour le tuer…
- Mais c’est ma mère…
- Cela signifie que son cas est grave ou qu’il nécessite peut-être une prise en charge psychiatrique.
Il y a quelques jours, cette affaire a été jugée par la Cour d’Alger. Jugée trop compliquée, il fut décidé d’en ajourner le verdict.