Le lendemain, en fin de journée, Nabila téléphona à Saïd pour lui demander s’il était revenu d’Alger et il lui fit savoir qu’il était revenu mais sans le véhicule en raison d’une rupture de stock.
Nabila (35 ans) se rendit au magasin d’ustensiles de cuisine où travaillait Saïd en qualité de vendeur.
- Bonjour, mon frère… excuse-moi de te déranger…Je viens d’acheter un petit buffet de cuisine et le commerçant qui me l’a vendu n’assure pas le transport… Il m’a dit qu’il y avait ici quelqu’un qui s’occupait de cette tâche.
- Effectivement, madame. Il m’arrive de temps en temps de transporter les achats des clients jusqu’à leur domicile…
- Pour combien ?
- D’habitude je m’acquitte de cette tâche pour la somme de 400 DA quelle que soit la distance.
- D’accord…
Le jeune homme de 27 ans, après avoir demandé à quelqu’un de rester dans le magasin, demanda à Nabila de l’accompagner à bord d’un mini-fourgon chinois et tous les deux se rendirent jusqu’au magasin où elle avait acheté son buffet de cuisine.
Le meuble ne s’avéra pas trop lourd pour Saïd qui parvint à le faire monter dans le camion.
Dès qu’il eut démarré, il demanda à sa cliente :
- Tu habites un immeuble ?
- Oui… A la Nouvelle-Ville de Tizi- Ouzou. C’est tout près d’ici.
- Hum… et tu habites quel étage ?
- Le 1er.
- Ah ! C’est très bien. Ainsi nous n’aurons pas besoin de demander à quelqu’un de nous aider…
- J’ai un frère qui a vingt ans mais il ne peut nous être d’aucun secours.
- C’est un paresseux ?
- Non… Il est handicapé moteur.
- Je suis désolé.
- Il a été victime d’un accident de la circulation.
- Que Dieu vous assiste tous.
- Amine !
Saïd monta le buffet de cuisine jusqu’au domicile de Nabila. Celle-ci lui tendit deux billets de 200 DA mais il les repoussa.
- Non, garde ton argent.
- Mais tu t’es fatigué. Tu as monté le meuble tout seul jusqu’ici et toute peine mérite salaire.
- Je te dis de garder ton argent… Parce que la distance n’est pas importante… Je serais un monstre si j’acceptais d’être payé…
- Mais…
- Disons que je t’ai rendu service.
- Merci… Mais tu peux accepter de prendre un verre de limonade ou une tasse de café ?
- Ah ! Oui… là… je ne dirai pas non. Je prendrai bien une tasse de café.
Au salon où Saïd avait pris sa tasse de café, il fut rejoint par le frère cadet de Nabila, qui ne se déplaçait que dans un fauteuil roulant, et par sa mère. Tous les quatre, pendant une dizaine de minutes parlèrent de tout et de rien. Après quoi, le jeune homme se leva pour prendre congé de la petite famille.
Avant de s’en aller il dit à Nabila et à sa mère :
- Je vais vous écrire mon numéro de téléphone sur une petite feuille. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’avez qu’à m’appeler. Mon petit fourgon est à votre disposition même au milieu de la nuit.
- Ah ! merci mon fils, merci ! lui répondit la mère de Nabila et de Wahab d’une voix émue et reconnaissante
Deux jours plus tard, alors que Nabila ne s’y attendait pas, Saïd se rendit chez eux pour emmener son frère handicapé en promenade dans son fourgon.
Le jeune homme était fou de joie :
- Oh ! Merci, mon frère ! Cela fait plus d’un mois que je ne suis pas sorti ! Ma mère et ma sœur doivent s’ennuyer également.
- Eh bien ! Qu’elles viennent aussi.
Et c’est ainsi que toute la famille se retrouva du côté d’Azeffoun où elle passa la journée à admirer la mer, les mouettes et le bleu du ciel. Cette sortie permit à Saïd de devenir un ami de la famille de Nabila.
Une autre fois, à la faveur d’un service qu’il avait rendu à Nabila, le jeune homme se retrouva de nouveau chez la petite famille. Là, il se passa quelque chose qui approfondit davantage l’estime que la famille lui portait. Il avait coupé les cheveux, la barbe et les ongles de Wahab. Par cet acte de générosité, Saïd était devenu le confident de Nabila, de sa mère et de son frère cadet. La mère avait même soupçonné le jeune homme d’être amoureux de sa fille.
- Oh ! Non, mère, lui répondit celle-ci. Il ne peut pas être amoureux de moi. Il est plus jeune que moi d’au moins cinq ans…
- Et alors ? Il y a des hommes qui se marient avec des femmes plus âgées qu’eux…
- Tu es en train de rêver, maman… Saïd veut juste nous rendre service.
- Moi, je suis presque certaine que tu lui plais… Tu as oublié que tu as 35 ans ? A cet âge-là on se marie avec le premier venu… mais toi, ce n’est pas le premier venu. Il est jeune, beau, gentil, aimable… Tu devrais lui en parler…
- Oh ! Non… maman… C’est à lui de m’en parler…
- Bon, d’accord ; promets-moi de ne pas le repousser s’il te fait savoir qu’il a envie de d’épouser…
- Ah ! Oui, là, d’accord… s’il m’en parle le premier, il n’y a pas de problème…
A la faveur d’une autre rencontre avec Saïd dans le magasin où celui-ci travaillait, Nabila fit part de ses soucis vis-à-vis de son frère cadet.
- Je suis en train de lui chercher une source de revenus pour qu’il soit autonome.
- Il est handicapé physique. Ce ne sera pas facile, Nabila.
- Je sais… Il faudra qu’il soit maître de son destin. J’ai pensé à lui acheter un de ces minibus chinois à 7 places qui sillonnent la Kabylie. Cela lui fera une entrée d’argent régulière.
- Oui… c’est une bonne idée… Ces bus coûtent entre 60 et 70 millions de centimes.
- 74 millions de centimes. Je les ai déjà vus… je ne peux pas l’acheter sans une aide de l’Etat…
- L’Etat aide les gens à acheter des voitures ?
- Oui… mais quand ils sont des cas particuliers comme mon frère. Le hic c’est qu’il y a une tonne de paperasse à réunir.
- Je suis là ! Je t’emmène où tu veux pour réunir ces papiers…
Après avoir «couru» pendant deux mois en compagnie de Saïd, Nabila parvint à réunir le dossier et à obtenir l’aide qu’elle voulait.
Un jour vers midi, elle téléphona à Saïd pour l’inviter à déjeuner à la maison. Et c’est autour d’un plat de couscous avec de la viande de veau que la jeune fille demanda un ultime service à Saïd.
- Saïd, tu peux te rendre à Alger pour nous ramener un minibus chinois ?
- Oui, pourquoi pas ?
- Moi, je ne peux pas y aller pour un tas de raisons. J’ai le permis mais je ne conduis pas. En plus, je ne peux pas y aller parce que ce mois-ci je me suis trop absentée de mon travail.
- Je te ramènerai ce minibus.
Saïd prit l’argent et s’en alla.
Le lendemain, en fin de journée, Nabila téléphona à Saïd pour lui demander s’il était revenu d’Alger et il lui fit savoir qu’il était revenu mais sans le véhicule en raison d’une rupture de stock.
- Il y aura un autre arrivage de ces minibus ?
- Oui… mais dans quatre mois. Tu veux que je te rende l’argent ?
- Non, non… Mais nous comptons sur toi pour nous ramener ce minibus dès qu’il y aura un arrivage.
- Mais bien sûr.
Quelques jours plus tard, alors qu’elle se trouvait à la vieille ville de Tizi-Ouzou, Nabila vit Saïd au volant d’un fourgon neuf identique à celui qu’elle voulait acheter.
Elle sauta de joie parce qu’elle s’était dit que Saïd l’avait ramené et qu’il était en train de l’essayer. Mais quelle ne fut sa surprise lorsque celui-ci lui dit que ce fourgon-là était à lui.
- Cesse de plaisanter Saïd…
- Mais je ne plaisante pas… Ce véhicule est à moi…
- Bon, d’accord, tu peux me rendre mon argent ?
- Quel argent ?
- Les 74 millions que je t’ai donnés.
- Ah ! Mais tu as perdu la tête ou quoi, Nabila ? Tu ne m’as rien donné.
Nabila fut si choquée par ce qu’elle venait d’entendre qu’elle s’évanouit au milieu de la chaussée, provoquant un embouteillage monstre.
Il y a quelques jours, Nabila et Saïd se sont retrouvés au tribunal de Tizi-Ouzou.
Ce dernier a nié avoir reçu de l’argent de la part de Nabila, maintenant que le véhicule lui appartenait et qu’il l’avait acheté grâce à ses économies et à l’argent que lui avait envoyé sa sœur aîné émigrée en France.
La jeune fille a récupéré son fourgon. Quant à Saïd, il a écopé de 18 mois de prison ferme et de 50.000 dinars d’amende.