Il y a eu pour la mosquée Ketchaoua le même destin que pour des milliers de sanctuaires semblables. D’abord condamnée à la démolition, elle fut affectée à diverses fins des plus indignes puis, comme de bien entendu, la religion catholique, support idéologique fondamental de la colonisation, fit sa besogne : transformer la mosquée en cathédrale.
En entreprenant la conquête de l’espace algérien, les troupes coloniales ne visaient, dans un premier stade, qu’à tirer un profit immédiat et maximal de leurs victoires. Mais l’appétit venant en mangeant, les généraux qui n’en finissaient pas de comptabiliser les enfumades des mechtas, les exactions dans les villages et les douars ont songé à une mainmise autrement plus durable et plus rentable.
Ainsi, quelques années après la chute d’Alger et de Constantine, et surtout à compter de la défaite de l’Emir Abdelkader, les colons et leurs conquistadors ont entrepris d’évangéliser les vaincus et, à défaut, les anéantir dans leur foi et dans leur personnalité. C’est le point de départ d’une interdiction des médersas, aussitôt rasées, et d’une conversion massive des mosquées en cathédrales et en églises.
Sans respect aucun pour les monuments qui attestaient d’une culture et d’une civilisation certes, en décadence, mais dont le zénith avait dissipé quelques siècles auparavant, les ténèbres moyens-ageuses partout en Europe, colons et troupiers ont balayé les vestiges pour mieux asseoir les bases d’une longue et terrible action de dépersonnalisation dont les Algériens continuent d’en subir les séquelles. Terre de génie culturel et de ferment artistique, l’Algérie avait accumulé depuis la préhistoire des sanctuaires multiples, témoins et phares des invasions successives, depuis l’épopée phénicienne et carthaginoise à celle des comptoirs romains. Au gré d’une résistance immémoriale des ancêtres numides, notre pays s’est forgé un patrimoine que la conquête arabe a enrichi d’une manière exceptionnelle, notamment, par de somptueux oratoires et de non moins magnifiques mosquées bâties dès le début du VIIIème siècle. Parmi ces multiples joyaux de l’architecture arabo-musulmane, quelques-uns ont survécu aux aléas de la colonisation française, notamment la mosquée de Sidi Bou Merouane à Annaba et celle de Tenès qui s’apparente, par des nefs parallèles, au mur de la qibla (direction de la Mecque observée par les fidèles musulmans au moment de la prière) à la première mosquée de Medine, à la construction de laquelle le prophète Mohamed – le salut de Dieu l’accompagne – contribua de ses propres mains.
A Alger, il y avait un grand nombre de ces sanctuaires dont le plus ancien – la grande mosquée de la place des martyrs – remonte au premier radjab 490 – 14 juin 1097! Malgré les diverses transformations depuis la période turque à nos jours, il est possible de voir à quel point les architectes arabes avaient une haute vision de leur travail, mariant à merveille la décoration à la structure de l’édifice, mettant en relief les panneaux en trapèze, triangulaires et carrés avec des treillis de baguettes ornés de tiges de palmes, de fleurons ou de cônes de pin.
Ce sont les Almoravides qui ont introduit en Algérie, où prédominaient les arcs brisés, l’invention andalouse que fut l’arc lobé dont la grande mosquée de Cordoue est animée. Mieux, les architectes algériens ont transcendé le recours élémentaire à l’arc andalou de cinq lobes pour enrichir leurs monuments d’une myriade d’arcs à sept, neuf et même onze lobes comme le souhaiteront les successeurs des Almoravides, les Almohades. Au fil des siècles, l’art et la technique se sont bien évidemment affinés surtout que les génies arabes, andalous et turcs ont abouti à un mariage somme tout réussi.
Il importe de savoir qu’à l’exception de la grande mosquée et de la mosquée de Sidi Ramdane, tous les sanctuaires religieux d’Alger datent de la période turque. Au moment de l’agression coloniale française, Alger comptabilisait treize grandes mosquées, cent neuf moyennes et petites, trente deux chapelles et une douzaine de Zaouias (Haëdo). La quasi-totalité de ces édifices sera détruite dès les premières années de la colonisation pour les raisons déjà évoquées. Parmi ces monuments rasés, certains sont perdus à tout jamais, comme c’est le cas pour les mosquées Setti Meriem, Essayda, Sidi Rabbi ou Mezzo Morto, d’autres ont, comme le phénix, ressurgi de leurs cendres mais dans une architecture qui n’a qu’un lointain rapport avec le caractère originel. Ainsi en est-il de la mosquée Ketchaoua. Cet édifice figure dans plusieurs actes authentiques, le plus ancien indiquant son existence en 1021 de l’hégire – 1612 de l’ère chrétienne. Un autre acte stipule que le Pacha Hassan a procédé à la reconstruction de cette mosquée du quartier de Ketchaoua et à son agrandissement conséquent en 1209 (1794). De l’authenticité du monument, on garde aujourd’hui un émouvant témoignage : ses colonnes noires. Car il y a eu pour la mosquée Ketchaoua le même destin que pour des milliers de sanctuaires semblables. D’abord condamnée à la démolition, elle fut affectée à diverses fins des plus indignes puis, comme de bien entendu, la religion catholique, support idéologique fondamental de la colonisation, fit sa besogne : transformer la mosquée en cathédrale.
La mosquée Ketchaoua devait servir à faire entendre chaque dimanche la messe chantée et la parole de Jésus. Elle sera, du coup, l’objet de modifications successives, à tel point que la construction sera en fait démolie petit à petit. Seules les colonnes seront épargnées par ce travail de sape destiné à faciliter l’implantation de la cathédrale. Il est évident que la mosquée Ketchaoua actuelle n’a qu’un très lointain rapport avec le monument de la période turque. Seul l’emplacement de la coupole centrale illustre son appartenance à une école architecturale turque dont des monuments similaires existent à Istanbul, Nicée etc.
Au musée d’Alger, une inscription est pieusement conservée qui dit "A merveille ! Mosquée que les vœux souhaitaient avec une ardeur extrême et qui sourit à l’horizon du siècle par l’éclat de son achèvement ! Pacha Hassan, notre sultan satisfait de son sort, à la puissance considérable, l’a édifiée avec splendeur sans pareille et sans égale. Pour en élever les fondations sur la piété, il a fait usage du poids de son illustration au moyen d’une somme qui surpasse tout décompte. Elle possède la beauté, aux yeux de ceux qui la contemplent et elle a reçu comme date : lorsque je fus achevée, je fus comme la félicité, avec le bonheur et la gloire, années 1209 de l’hégire – 1794-95 de l’ère chrétienne ".
La mosquée originelle se caractérisait par une grande salle de prières mesurant vingt mètres sur vingt quatre, avec un espace carré central d’environ douze mètres de côté couvert par une coupole octogonale. Les galeries longeaient les quatre faces du monument et un minaret, sans doute carré, devait se situer à l’angle sud-est. De tout cela, il ne reste qu’une appréhension architecturale théorique. La mosquée Ketchaoua, aujourd’hui lieu de communion et de piété, dont n’est jamais absente la soif de connaître et de savoir, tant l’histoire de notre résistance à la colonisation, qui a payé un lourd tribut reste à écrire, embrasse le carrefour de Bab-El-Oued et de la Casbah pour un témoignage édifiant. A.S.