Le Midi Libre - Culture - «Beaucoup reste à faire»
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Entretien avec Salah Aït Cherkit, enseignant en architecture
«Beaucoup reste à faire»
16 Janvier 2010

Salah Aït Cherkit est enseignant d’architecture à l’EPAU (Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme) d’Alger et ce, depuis 1984. Nous l’avons rencontré mardi dernier au café littéraire l’Ile lettré de la rue Zabana à Alger. L’homme, 60 ans, très affable, a débuté sa carrière en 1968 d’abord dans un bureau d’études dédié au bâtiment du secteur de la Santé. L’expérience a tourné court puisque, dit-il, au bout de 5 années, le bureau d’études a été fermé. Il a rejoint l’EPAU en tant qu’enseignant, qu’il n’a jamais quittée depuis.

Propos recueillis par LARBI GRAÏNE
Premier constat : il y a prolifération de constructions illicites, pour certains, ça témoigne d’un non besoin d’architectes.
En fait, les constructions illicites se font en dehors de la loi. C’est pour ça qu’on les appelle illicites. Dire qu’on n’a pas besoin d’architectes, n’est pas vrai; en réalité le besoin d’architectes est plus que jamaisnécessaire, parce que ce sont des gens qui savent mieux appréhender un certain nombre de caractères formels, fonctionnels et esthétiques, et qui doivent répondre à une demande formulée par le client. Si en ce moment, on se passe des architectes, peut-être que c’est l’urgence qui fait ça, ou la richesse qui dit non, je n’ai pas besoin d’architecte, j’ai de l’argent, je m’en fous etc. Les constructions illicites sont peut-être légitimes, mais elles sont illégales. Et à ce niveau-là la loi doit s’appliquer à tout le monde de la même manière. On ne doit pas laisser des constructions illicites se faire comme ça. Si l’Etat n’est pas capable de régler ce problème, il peut au moins l’encadrer, il peut au moins employer les architectes pour conseiller les gens, il peut au moins essayer de régulariser un minimum de situations. Il peut par exemple agréer des lotissements au lieu de les laisser devenir sauvages et venir les légaliser par la suite. Les citoyens devraient se soucier de l’organisation du territoire qui permettrait une construction un peu plus ordonnée aussi, il y a une responsabilité de l’Etat, il y a aussi peut-être l’irresponsabilité des constructeurs.

Mais même au niveau des constructions licites, beaucoup ne répondent pas aux normes d’architecture…
Nous sommes un pays qui se développe et nous avons des niveaux de culture et d’appréhension différents. Il y a par exemple des architectes qui optent pour une architecture qui n’est pas suffisamment pensée, ou qui est une architecture répétée, on retrouve la même villa dans différents endroits. Peut-être ça ne convient pas ; donc inévitablement l’architecte doit se cultiver davantage, donner des réponses appropriées à chaque cas. On ne peut pas répondre de la même manière à deux familles qui sont différentes, qui ont des modes de vie différents. Les gens du Sud et les gens du Nord ou de la ville ont un comportement différent. On ne peut faire la même maison normalement, mais parfois on fait la même maison pour gagner du temps et de l’argent, là aussi il y a un aspect affairiste qu’il faut dénoncer dans cette histoire là.

L’architecture est connue pour être un art; de tous les arts c’est peut-être l’un des seuls en Algérie qui ait une histoire, des racines dans le pays; il y a la Casbah, Ghardaïa etc, qui témoignent que l’architecture traditionnelle avait le sens de l’esthétique. Aujourd’hui on a l’impression qu’on a coupé les amarres avec le passé, pourquoi ?
Regardons un peu ce qui s’est passé en Algérie. Il y avait des sociétés qui étaient stables comme la Kabylie, comme le M’zab, comme d’autres régions d’Algérie. L’architecture s’est imposée comme une expression particulière de cette microsociété, qui a fait qu"il y ait une cohérence. Il y avait une vie commune, il y avait des traditions de vie commune qui ont été intégrées dans la construction et qui ont favorisé une expression particulière de l’art. Les Mozabites ont leur architecture, leur décor et leur esthétique, les gens de la Casbah ont les leurs, mais aujourd’hui nous sommes une société éclatée. D’abord nous sommes un grand pays, les tribus y ont fini par émigrer dans tous les sens et donc il y a des cultures qui s’entrechoquent. On n’arrive plus à retrouver les traces qu’on avait anciennement dans son village ou dans son quartier d’origine. Aujourd’hui, on est dans un milieu qui ne correspond pas à tous les critères qu’on s’était fixés. On est en train de chercher encore, nous sommes une société qui doit se rechercher une culture nationale, une architecture nationale. Nous avons un héritage architectural riche et varié mais pas national et représentatif de tout le monde. Chaque région a produit son architecture, on peut la découvrir à la Casbah d’Alger, en Kabylie, dans le Sud, et chacune de ces sociétés en a fourni une modalité particulière, un traitement esthétique particulier. Et à ce niveau là, la maison de la Casbah n’est pas totalement turque, elle n’est pas totalement arabo-berbère, elle est un mélange de tout ça et encore. A chaque fois, on doit trouver les critères prédominants d’une architecture locale mais aussi on doit trouver des critères prédominants d’une architecture moderne parce qu’on voudrait se développer, aller de l’avant, pour que ce pays ne reste pas dans le questionnement permanent. Mais le rapport entre tradition et modernité est toujours posé.

Paradoxalement l’époque coloniale avait aménagé une place à l’architecte, dans le sens où on lui a permis de construire des cités d’habitation pour des populations dotées d’un budget modeste, le recasement des gens de bidonvilles a eu lieu dans des cités qui allient le sens du confort et de l’esthétique d’une part et le critère bon marché, de l’autre, pourquoi à l’indépendance n’a-t-on pas permis aux architectes nationaux de construire de grandes cités qui auraient porté l’estampille de l’architecte à l’image de la cité Pouillon ?
Il se trouve qu’au niveau des pouvoirs publics, la définition de l’architecture et du rôle de l’architecture qu’ils ont ne correspond pas avec celle que nous avons. Nous-mêmes, au niveau des architectes, nous n’avons pas la même définition du métier, de manière uniforme partout. Tout ça renvoie à la société algérienne qui doit se débarrasser de l’archaïsme si elle veut passer vers la modernité. C’est lorsqu’on règlera ces questions d’ordre philosophique qu’on pourra avancer. On ne sait pas encore quelle architecture il faut pour l’Algérie, parce qu’on ne sait pas quelle Algérie on veut construire aussi. A l’école d’architecture, je donne des cours sur l’habitat urbain, mais je veux enseigner l’habitat urbain que nous connaissons, celui de l’Alger de la période française. Pourquoi ? Parce qu’il allie les magasins, les espaces publics que sont les rues et les places. Je ne suis pas adepte d’un enseignement d’une architecture de type rez-de-chaussée villageois parce qu’on est obligé de construire pour la majorité. Donc on est obligé de faire du logement collectif, mais le logement collectif des années 70 et les HLM qu’on faisait ne répondent pas aux critères de la rue et de la place, qui font les lieux de rencontre et d’animation publique. Mais chacun a son point de vue. Nous serons peut-être bientôt 10.000 architectes, un peu moins peut-être, il y en a qui sont à l’étranger. Je vais vous dire ce qui se passe, nous n’avons pas la même formation, nous n’avons pas les mêmes aspirations, nous n’avons pas un cadre pour discuter de ces problèmes et en tirer du mieux qu’on peut une solution. Les architectes sont divers, les solutions sont diverses et puis les préoccupations sont diverses. Il y en a qui veulent gagner beaucoup d’argent en faisant le même bâtiment qui se répète mille fois. Il y en a qui veulent gagner peu d’argent et font des bâtiments adaptés à chaque situation, il y en a qui veulent faire plus dans le décor esthétique que dans le fonctionnement du logement, il y en a d’autres qui veulent un logement qui fonctionne bien et mieux qu’un immeuble bien décoré. Je pense quant à moi qu’il faut allier tous les deux. Je pense qu’il y a beaucoup de choses à discuter, c’est des débats interminables que nous avons et ce n’est pas fini.
Vous êtes enseignant d’architecture et vous êtes aussi architecte, comment voyez-vous votre place dans la société ?
En tant qu’enseignant, je m’appuie beaucoup sur l’expérience des collègues qui m’ont précédé, qui ont fait de l’enseignement de l’architecture une vocation, j’enseigne ce que je sais et même j’apprends ce que je ne sais pas en vue de l’enseigner. L’enseignement est aussi un apprentissage. J’apprends avec mes étudiants. Je leur dis de temps en temps, s’il y a des choses que j’oublie, de ne pas hésiter à me le faire savoir, parce que je ne peux pas tout connaître, je les mets à l’aise dans le sens où je ne me prétends pas comme le détenteur d’un savoir exclusif. En tant qu’architecte, je veux bien que cette architecture fasse évoluer la société sans la brusquer, il faut qu’on puisse offrir à la société une architecture qui lui convienne et qui puisse la faire évoluer, je préfère ne pas faire comme on dit en kabyle "adaynin" (des étables) on n’a plus d’animaux domestiques dans la maison. Je préfère aménager un espace de travail pour les enfants qui vont à l’école, je préfère une salle à manger avec une place pour la télé ou la vidéo. Je préfère aménager de petits espaces qui intègrent la modernité et qui permettent aux gens d’avoir de l’électricité et du gaz, d’avoir les conditions modernes d’un logement. Je ne veux pas faire de logement de type traditionnel et mettre de l’électricité comme ça au petit bonheur la chance. Je préfère intégrer les données techniques dans le projet pour que je puisse répondre aux conditions de vie actuelles. Les gens ont des rapports à l’architecture qui sont différents mais les problèmes que l’architecte dit avoir vis-à-vis de ces gens-là doivent être résolus en prenant en compte de leur préoccupation, il doit donc les orienter vers l’avenir, vers les solutions modernes, parce qu’on doit sortir de cette société traditionaliste qui étrangle beaucoup de secteurs. L’archaïsme existe, y compris au niveau de certains responsables qui veulent des HLM à tout prix parce que ceux-ci répètent 1.000 fois le même bâtiment. A leurs yeux, cela va régler le problème de la quantité. Mais faire moins de logements avec une meilleure qualité, ça devrait être ça. La solution, ça ne devrait pas être seulement les bâtiments répétitifs pour faire plaisir au wali ou au responsable. C’est dire qu’il y a un rapport de conflit qu’il faut savoir gérer à tous les coups.

Quel est votre architecte préféré ?
Je ne sais pas…Il y a des architectes célèbres, je préfère les gens qui font dans l’architecture urbaine, qui font dans l’architecture de l’espace public, de la rue et de la place. Même s’il y a des inconvénients, je préfère ne pas faire de bâtiment de grande hauteur, on ne gère pas les ascenseurs dans notre société, on n’est pas encore au stade de gérer les ascenseurs.

Pourquoi ?
Eh bien les gens ont encore l’esprit traditionaliste, il faut monter les moutons jusqu’au 10e étage pour les égorger, ce n’est pas normal ça. Il aurait fallu faire des abattoirs publics pour l’Aïd et ne pas faire monter des moutons dans les ascenseurs.

Peut-être que les architectes n’ont pas conçu de solutions pour le mouton dans des cités collectives ?
Il n’y a pas de place pour le mouton dans une cité collective, on achète sa viande de chez le boucher, si on veut le mouton on l’égorge en dehors de l’immeuble, au fait, dans des abattoirs publics ou dans des espaces publics à côté de l’APC ou derrière, ou quelque part dans la commune où on va égorger la bête. On peut aussi louer un local pour y laisser son mouton au lieu de l’emmener jusqu’à l’appartement. Au lendemain de l’Aïd, on a les escaliers qui sont pleins d’ordures, ce n’est pas normal. Quand on vit dans un immeuble, on vit proprement, on respecte le voisin on ne fait pas de bruit, il y a des comportements d’immeubles qui ne sont pas intégrés dans la tête des gens. C’est pour ça que je disais il vaut mieux faire des immeubles de rez-de-chaussée + 4, c’est un demi mal, mais si vous faites R+10, vous êtes obligés de faire un ascenseur qui s’arrête dans les 6 mois qui suivent. Ce n’est pas une solution, on ne peut offrir un ascenseur à des gens qui vivent au XVe siècle ou au Xe siècle, au temps de la guitoune. (Bien qu’à cette époque-là on n’égorgeait pas le mouton dans la guitoune mais à l’extérieur). Qu’est-ce qu’on dirait d’un HLM RCD +10 ? Je ne vois pas de mouton dans ces immeubles-là, honnêtement, c’est un point de vue. La modernité ça s’acquiert, ça se construit, mais il faut aussi lui donner les conditions de sa réalisation, ce n’est pas possible de pousser les gens vers une modernité qu’ils ne comprennent pas et qu’ils vont encore saboter parce qu’ils la ressentent comme étant contre leurs intérêts au fond. Un pays moderne, un pays développé, de progrès, il faut que ça entre dans la tête, mais d’abord il faut changer les mentalités, sinon ils vont continuer à faire les moutons "agh dedjen di neggoura" (ils vont nous laisser en derniers en kabyle).

Pourquoi voit-on dans les villes de grandes constructions de logements mais pas de structures d’accompagnement, pas de cinémas ou de salles de spectacles ?
La responsabilité en grande partie incombe aux décideurs qui ne veulent pas dégager un budget supplémentaire pour ces équipements-là, parce que les équipements publics sont réalisés sur le budget public même s’ils sont loués à des privés par la suite, ou gérés par des privés. L’État est appelé à investir beaucoup dans l’équipement public. Pas seulement dans cet équipement, mais aussi dans l’espace public qui doit être intégré puisque celui-ci ne peut vivre s’il n’y a pas d’équipement pour la collectivité. S’il n’y a pas de commerce sur la rue, la rue devient un simple passage, ce n’est plus une rue. S’il n’y a pas de commerce ou d’activités commerciales autour de la place, s’il n’y a pas de café, de lieu de rencontre, de lieu d’échange, ça ne peut plus être une place, c’est un espace libre, mais ce n’est pas un espace public. Il y a des notions qu’on n’a pas encore intégrées dans les esprits : la rue est un espace public, la place est un espace public, c’est à ce niveau-là que les gens se rencontrent, échangent les idées, discutent, achètent, vendent et à ce niveau-là, on doit à tout ce beau monde un minimum de respect. On ne peut imaginer une ville où il n’y a pas de rue, où il n’y pas de place, où il n’y a pas de lieu où stationner, où il n’y a pas de sous-sol.

Est-on dans l’architecture ou dans l’urbanisme ?
On est dans les deux en même temps, en faisant le bâtiment, on fait en même temps de l’architecture et de l’urbanisme. On doit s’aligner sur la rue ou la place inévitablement. Le plan de l’urbanisme qui prend le tracé de la rue principale, de la rue secondaire ou de la place, est inscrit à l’échelle du projet urbain. C’est à l’échelle du projet de l’urbanisme qu’on décide de faire un axe selon cette ligne ou selon telle autre ligne. On opte pour une place régulière, par exemple l’architecture de la période française a conçu pour Alger des places tous les 500 mètres. On y trouve la place des Martyrs, le square Port Saïd, la Place Emir, la place de la Grande Poste, le Carrefour du Mauritania, la rue Victor Hugo avec ses palmiers. Ce sont des espaces publics qui rythment la ville tous les 500 mètres, l’espace est suffisant pour une promenade à pied avant de trouver le prochain café, se reposer etc., ces espaces on doit nécessairement les structurer, les organiser. Les équipements, les cinémas sont intégrés dans les immeubles de manière rationnelle. On a utilisé des espaces au-dessus des logements mais au milieu on a le double niveau de la salle de cinéma qui permet de récupérer sur l’espace pris par la salle. Cette intégration d’équipement dans les bâtiments de logement permet aussi de structurer l’espace de la ville. L’espace d’accès au cinéma est de petites dimensions, mais le grand espace que prend la salle de projection n’a pas de poteau de béton au milieu. C’est un espace complètement dégagé et donne sur la cour de l’immeuble. Donc, on peut faire de longues distances pour faire la structure.

Mais pourquoi, s’agissant des villas, met-on un luxe qui tranche avec la modestie des HLM, pourquoi dans ces types de construction fait-on intervenir le savoir-faire de l’architecte qui est parfois étranger ?
C’est vrai qu’en ce qui concerne les constructions publiques, l’Etat n’a pas mis beaucoup d’argent. L’Etat s’est délaissé des moyens de contrôle qu’il a sur les entreprises et sur la qualité des réalisations. Résultats : les gens font n’importe quoi. Le privé quand ils vous fait confiance pour un projet, il peut être plus exigeant s’il a voyagé et a connu l’architecture de par le monde. Il voudra réaliser une œuvre de bonne qualité, ou construire selon une référence qu’il a connue ailleurs. Mais tout ça coûte cher.

Mais ces somptueuses villas ne dénotent-elles pas une sorte d’acculturation, ça pullule de villas parisiennes….
Je vous l’ai dit, on n’a pas cherché à construire une culture nationale, on n’a pas cherché à construire quelque chose de propre à nous, ils copient ce qu’ils ont vu, ils considèrent que c’est ça la modernité. L’accès à la modernité est d’abord dans l’intelligence et une fois qu’on a compris ça, on pourra faire fonctionner cette intelligence pour créer quelque chose de propre à nous, ça c’est un autre débat, c’est un débat philosophique qu’il faut engager sur la question du passage de la société vers la modernité avant de parler d’architecture proprement dite.

Le bilan ?
Les autorités ne sont pas sensibles à l’architecture, elles n’écoutent pas le point de vue des architectes, notamment ceux qui veulent changer les choses. Les responsables sont contents de réaliser encore des HLM, la plupart d’entre eux, veulent des bâtiments de 500 logements, tout ça ne structure pas l’espace public, ça ne participe pas au décor de la vie.
L.G.

Par : LARBI GRAÏNE

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