En remontant l’horloge du temps en amont du cinquantenaire de la libération du pays, on «bute» sur des histoires insolites et pleines de sève tel ce premier «petit tour cycliste» d’artistes s’invitant pour l’histoire sur des routes algéroises, entre les 12 et 16 septembre de l’an de grâce 1950.
Des artistes jouant aux cyclistes, cela ne court déjà pas les routes et quand, de surcroît, ils troquent la scène pour la selle en suivant une bonne cause affichée, celle de récolter de l’argent pour la lutte contre le cancer, tout en n’oubliant pas dans la foulée de soigner leur image, on applaudit en se disant que, comme Scapin, ils ont plus d’un tour dans leur sac. Ce mini-téléthon sans télé avait pour têtes d’affiche des vedettes comme Mohamed Touri, Rouiched, Mustapha Kateb, Sid Ali Haouat dit «Fernandel», Youcef Hattab et son frère Mohamed passé à la postérité comme jeune premier sous le nom de Habib Réda (il a eu 93 ans le 28 mars de ce cinquantenaire), Allel El Mouhib qui, selon un quotidien français, a «éclipsé» le grand Orson Welles dans le rôle shakespearien d’Othello, et Himoud Brahimi, alias Momo, qui a fait aussi fort en chantant La Casbah d’Alger qu’en nageant en apnée avec un record du monde à la clé (5mn45s en 1948), indétrônable jusqu’à ce jour, semble-t-il. Tout ce panel artistique était flanqué d’autres célébrités françaises, de l’époque, issues du monde du spectacle et de la radio. L’on ne sait dans quel cerveau a jailli l’idée de ce projet mais on connaît celui qui en a flairé immédiatement l’intérêt et en a été le plus ardent défenseur et promoteur. Mahieddine Bachetarzi, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a senti tout de suite les dividendes possibles à tirer de cette opération. Celle-ci, selon l’avis consigné dans ses Mémoires, avait pour objectif affirmé de «faire parler des artistes et les faire connaître», mais elle constituait surtout pour lui, dessein non déclaré, un excellent «atout» médiatique pour réinvestir l’Opéra d’Alger d’où sa troupe «arabe» venait d’être «débarquée» par la municipalité (saison 1949-1950), au profit de celle de Mohamed Ferrah dit Errazi (disparu dernièrement). Personnage d’une envergure rare qui fut à lui seul une institution, «un véritable ministère de la Culture», selon l’expression de l’universitaire-chercheur Ahmed Cheniki, Bachetarzi (1897-1986) a, par ses qualités de créateur et surtout d’administrateur et d’organisateur, permis à une activité socialement marginale, le théâtre, d’acquérir droit de cité au sein de son peuple.
Naviguer sur les eaux coloniales exigeait de la prouesse
Car si Ali Sellali dit Allalou a libéré la dynamique du 4e art dans le pays grâce à Djeha (avril 1926), et si Rachid Ksentini se révéla l’auteur-interprète algérien le plus original jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, Mahieddine s’imposa pour sa part, jusqu’aux premières lueurs de la lutte libératrice, comme le vaisseau amiral qui a tracé le cap et apprivoisé les vents contraires pour donner sa chance au pavillon théâtral autochtone. Naviguer sur les eaux coloniales exigeait de la prouesse mais aussi énormément de souplesse, et l’amiral Mahieddine n’a manqué ni de l’une ni de l’autre pour conduire son vaisseau à bon port, avec à son bord plusieurs générations de comédiens et artistes lyriques dont certains intègreront la troupe artistique du FLN et dont la grande majorité se retrouvera au devant de la scène dans l’Algérie indépendante. C’est donc ce personnage hors-norme qu’on découvre à la manœuvre du projet cyclo-artistique susmentionné jugé par tous les intéressés «irréalisable», opération caritative fourbie par un stratège et dont la consistance apparaîtra finalement avec la désignation d’un directeur général du tour, en la personne d’Aïssa Medjebri, la participation confirmée de sept équipes composées chacune de six coureurs (radio, opéra, music-hall, musiciens, variétés, dramatique, et la dernière formée d’artistes parisiens) supervisées par un directeur technique, et l’agencement de la course en tranches de 50 km et cinq villes-étapes Blida, Marengo (Hadjout), Cherchell, Castiglione (Bou-Ismaïl) et Alger, où étaient programmés en soirée des galas d’attractions au bénéfice de la Ligue contre le cancer. Le caractère inédit de l’événement a favorisé son succès populaire et stimulé sa médiatisation pendant plus de deux semaines, avec des articles et compte-rendus dans la presse algéroise de l’époque et en particulier Alger Républicain. Ce dernier quotidien, évoquant le moment de départ du tour sur la place du Gouvernement (aujourd’hui place des Martyrs, à Alger), relève «le nombreux public présent» et «l’ambiance burlesque humoristique» et quelque peu «pagailleuse» créée par les participants. Certains d’entre eux, interrogés au pied levé, affichaient leur intention de «courir sérieusement» (Mustapha Kateb, Habib Réda).
Momo, l’existentialiste et le recordman du monde de la nage sous-marine
D’autres, à l’image de l’acteur parisien Henry Garat et du danseur de l’Opéra d’Alger Susini, paradaient comme des paons devant leurs fans. Et parmi les plus décontractés on rencontrait l’inénarrable Mohamed Touri qui, tout guilleret, affirmait son espoir bien chevillé aux jambes d’«arriver bon dernier, car j’ai tout fait dans ce but, claironnait-il, me livrant à un entraînement régulier de 6 à 7km». «Mais la grande curiosité de ce tour, ajoute plus loin Alger Républicain, est sans conteste l’existentialiste et le recordman du monde de la nage sous marine Momo, bien connu des Algérois. Avec ses longs cheveux, sa barbiche et son air de ‘‘ne pas y toucher’’, il a largement plu au public qui ne lui ménagera pas ses applaudissements. Avec lui, le comique Sid Ali Fernandel (…) se dépensa sans compter tout le long du parcours pour mettre de la gaieté et de l’entrain dans le peloton. C’est ainsi que, assoiffé, il prit une tranche de citron… pour se masser les jambes, provoquant une franche hilarité.» Dès cette première étape Alger-Blida, menée par la plupart de ses acteurs à un train de sénateur (on musarde comme on peut), s’engageait une lutte feutrée pour le leadership du tour que se livreront avec une détermination de plus en plus marquée, et des fortunes partagées, le danseur pied noir Susini et l’«Othello» algérien Allel El Mouhib. Ce duel «amical» à caractère sportif n’était pas, dans l’Algérie coloniale en attente du round final, dénué d’arrière-pensée politique, comme l’ont avoué à l’auteur de ces lignes Allel El Mouhib (en 1969) et un peu plus tard Rouiched, ce dernier ajoutant de manière espiègle en avoir pris «plein les guiboles» dans cette aventure. Drainant, selon les journaux, un public «consistant» aussi bien sur les routes que dans ses villes-étapes, où les comités locaux avaient bien fait les choses pour fêter la «petite reine» montée par des princes de la scène et de l’écran, le petit tour cycliste des artistes a fait «courir» aussi, sur les lignes d’arrivée et de départ, des figures prestigieuses de ce sport. Ainsi, rapporte le Journal d’Alger, dans l’ancienne capitale des roses (Blida) «les vrais as sont là» parmi lesquels se remarquent "les vieilles gloires" Remdani et son coéquipier Azour, les «tours de France» Kebaïli et Abbès, les cracs locaux Amar Lakhdar et Bendjiar.
«Tout ce lot d’authentiques champions va d’ailleurs servir de garde d’honneur jusqu’à la prochaine ville-étape à nos 28 rescapés, étape (Marengo) où sera également de la fête la comédienne Kaltoum pour remettre des bouquets de fleurs aux vainqueurs du jour», conclut le quotidien. Et si les créateurs et artistes d’aujourd’hui, à la recherche de leurs marques, prenaient modestement exemple sur leurs aînés pour organiser une fête cycliste ou sportive similaire, histoire de se remettre en selle et de surprendre à nouveau leurs concitoyens en recaptant leurs faveurs ? Chiche !