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18 Septembre 2008

Il se produit parfois en prison des faits comme celui-ci : vous connaissez un homme depuis bien des années, et vous pensez que c’est une bête brute, et non un homme. Vous le méprisez. Et soudain un instant arrive par hasard où son âme, dans un élan involontaire, s’ouvre vers l’extérieur, et vous y voyez une telle richesse, tant de sentiment et de cœur, une si vive intelligence et de sa souffrance personnelle et de la souffrance d’autrui, que vous avez l’impression d’avoir les yeux dessillés et que sur le moment vous avez peine à croire ce que vous avez vous-même vu et entendu... Le contraire arrive aussi : l’instruction fait bon ménage parfois avec tant de barbarie, tant de cynisme, que vous en avez la nausée. Si bon ou si favorablement prévenu que vous soyez, vous ne trouvez dans votre cœur ni excuse ni justification.
Je ne dis rien non plus du changement d’habitudes, de genre de vie, de nourriture, etc., qui pour un homme des couches supérieures de la société est, bien entendu, plus pénible que pour un rustre qui, bien souvent, souffrait de la faim en liberté, et en prison mange du moins à sa faim. Je ne discuterai pas non plus là-dessus. Admettons que, pour un homme d’une volonté un peu forte, tout cela, soit insignifiant à côté des autres inconvénients, bien que dans son essence, le changement d’habitudes soit une chose nullement insignifiante ni négligeable. Mais il y a des inconvénients devant lesquels tout cela pâlit, au point que vous ne faites attention ni à la saleté, ni aux contraintes, ni à la maigre et malpropre pitance. Le plus raffiné des oisifs, le plus gâté des délicats, après avoir travaillé une journée à la sueur de son front comme il n’a jamais travaillé en liberté, mangera et du pain noir et de la soupe aux cancrelats. A cela, on peut encore s’habituer, comme il est noté dans une humoristique chanson de prisonnier à propos d’un ancien désœuvré échoué au bagne:
On me donne du chou à l’eau :
J’en bouffe, que les oreilles me craquent.
Non: il y a plus important que tout cela, et c’est ce fait que chaque nouveau venu au bagne, deux heures après son arrivée, devient semblable à tous les autres, se trouve chez lui, membre à part égale de la grande coopérative du bagne, comme n’importe quel autre. Il est compris de tous, et les comprend tous; il est familier avec tous et tous l’avouent comme un des leurs. Il en va tout autrement du noble, du monsieur. Si juste et bon et intelligent qu’il puisse être, des années durant on le haïra et le méprisera, tous en bloc; on ne le comprendra pas, et surtout on ne lui fera pas confiance. Il n’est ni ami ni camarade et, même s’il obtient enfin, avec les années, qu’on ne lui inflige pas d’avanies, il ne cessera pas d’être un étranger. Eternellement, douloureusement, il sentira son isolement et sa solitude. Cette séparation s’établit parfois sans aucune mauvaise intention de la part des détenus, mais d’elle-même, inconsciemment: il n’est pas des nôtres, ün point, c’est tout. Rien de plus épouvantable que de vivre dans un milieu qui n’est pas le vôtre.
Le paysan transplanté de Taganrog à Port-Petropavlovsk trouvera là-bas, immédiatement, un paysan russe exactement semblable à lui, tout de suite prendra langue et s’entendra avec lui, et au bout de deux heures ils feront ménage ensemble, le plus pacifiquement du monde, dans la même izba ou la même cabane. Il en va autrement du privilégié. Il est séparé de la masse du peuple par un abîme, une infinie profondeur, et la chose se remarque dans toute sa plénitude seulement quand le privilégié a été soudain, en vertu de circonstances extérieures, privé réellement et effectivement de ses droits anciens et changé en homme du peuple. Autrement, vous pouvez toute votre vie fréquenter le peuple, vous pouvez quarante années de suite vous rencontrer avec lui chaque jour, au bureau, par exemple, dans le cadre administratif conventionnel, ou même tout bonnement en ami, à titre de bienfaiteur et, en un certain sens, de père, - jamais vous ne connaîtrez le fond des choses. Il n’y aura dans tout cela qu’illusion d’optique, et rien de plus. Je le sais, tout le monde, absolument tout le monde, en lisant ces mots, dira que j’exagère. Mais je suis convaincu que je dis vrai. J’en ai été convaincu non par les livres, ni par les théories, mais par la vie réelle, et j’ai eu largement le temps de mettre ma conviction à l’épreuve. Peut-être que dans la suite tout le monde apprendra à quel point elle est juste ...
Les événements, comme par hasard, confirmèrent dès les premiers pas mes observations, et ils agirent sur moi nerveusement, douloureusement. Durant ce premier été, j’errais par la prison à peu près seul avec moi-même. J’ai déjà dit que j’étais dans un état d’esprit à ne pas même pouvoir apprécier et distinguer ceux des bagnards qui pourraient m’aimer, - qui m’aimèrent en effet dans la suite, bien que jamais nous ne nous soyons rencontrés sur un pied d’égalité. J’avais, moi aussi, des camarades, d’anciens nobles, mais je n’étais nullement soulagé par cette camaraderie. J’aurais voulu ne rien voir, je crois, mais pas moyen de fuir. Et voici, à titre d’exemple, une des occasions qui, dès le début, me firent le mieux comprendre mon caractère d’élément étranger et l’originalité de ma situation au bagne.
Une fois, dans ce même été, déjà vers le mois d’août, un jour de semaine clair et torride, dans la première heure de l’après-midi, comme, selon la coutume, tout le monde reposait avant la reprise du travail, soudain tout le bagne se leva comme un seul homme et alla se ranger dans la cour. Moi, je ne savais rien, jusqu’à cette minute même. A cette époque, j’étais parfois si profondément enfoncé en moi-même que je ne remarquais presque pas ce qui se passait autour de moi. Et cependant le bagne, depuis trois jours déjà, était en proie à une émotion sourde.


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