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Ahmed Cheniki , critique d’art et écrivain au midi libre
"La formation théâtrale fait défaut en Algérie"
26 Décembre 2009

Ahmed Cheniki est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le théâtre dont "Vérités du théâtre en Algérie". Ici nous faisons le point avec lui.

Midi libre : Nous parlons souvent du théâtre algérien, quelle est donc sa spécificité si tant est qu’il existe ?
Ahmed Cheniki : Parler du théâtre algérien ou du théâtre en Algérie pose essentiellement la question des conditions d’émergence et d’adoption des formes de représentation européennes dans les pays anciennement colonisés. Comme le roman, le cinéma, les formes partisanes, artistiques, les structures architecturales, etc., sont des espaces importés, c’est-à-dire adoptés dans des conditions particulières, le théâtre l’est également, c’est-à-dire un art nouveau dans nos pays (Machrek et Afrique noire). Aujourd’hui encore, on continue à s’interroger sur les origines du théâtre dans un certain nombre de pays.
On ne dispose pas de réponse claire et définitive sur ce sujet. Les universitaires -qui ont travaillé sur l’image dans les sociétés islamique- s’accordent à avancer des hypothèses difficilement vérifiables.

Lesquelles ?
Comme quoi il existait un théâtre dans nos pays en recourant comme arguments-massue aux différentes formes populaires qui sont, certes des structures dramatiques, expressions fortes et parfaites de nos sociétés. Chaque peuple a ses manifestations artistiques et littéraires aussi parfaites que le sont les formes européennes.
Aujourd’hui, chez nous et dans les pays arabes et africains, certains, peu au fait des questions d’ordre épistémologique et ontologique, soutiennent, sans aucune argumentation scientifique, par excès d’affectivité et d’ignorance, la présence du théâtre depuis les temps anciens. Ce qui est, selon moi, l’expression de la méconnaissance des espaces de savoir.

Oui, mais le théâtre algérien a existé sous forme de tradition orale. Ce trait l’éloignerait du théâtre grec…
Encore une fois, l’adoption des formes européennes a marginalisé les manifestations culturelles et politiques locales. Il y eut une sorte de césure, une « hypothèque originelle ».
Cette situation provoqua inéluctablement la marginalisation des cultures locales et engendra une profonde césure, espace de périls futurs. Il n’y pas eu une analyse sérieuse des formes de représentation européennes qui auraient dû se prêter à un examen critique et à une adaptation en douceur.
Les auteurs et les chercheurs posent souvent le problème de «l’authenticité» dans l’expression théâtrale. D’ailleurs le mot «açala» revient souvent dans les textes critiques. Souvent, on avance l’idée de l’existence du théâtre avant 1847-1848 en faisant appel aux formes dramatiques populaires mais sans interroger préalablement la fragile notion de théâtre.
La redéfinition du théâtre, dont la signification est différente, selon les civilisations, est nécessaire. Ces auteurs justifient leurs propos en exhibant, comme une sorte d’étendard prêt à l’usage, des éléments de théâtralité que contiennent certaines formes de représentation populaire. Penser le "Moi", c’est nécessairement penser l’"Autre, c’est également intégrer toutes les médiations qui entretiennent l’altérité. Nous tenterons d’ailleurs, dans notre travail, de voir comment sont intégrées les formes populaires dans la structure dramatique, entreprise nécessaire pour déceler les traces indélébiles d’une culture autochtone profondément ancrée dans le subconscient de l’individu. C’est dans cette optique que nous pouvons parler de "syncrétisme". Les clichés et les stéréotypes ont décidément la peau dure. La question de la définition du théâtre est complexe et pose de sérieux problèmes. Si l’on consulte les dictionnaires, on se rend vite compte qu’on privilégie la fonction de "reproduction", de "représentation" et le lieu, l’architecture. Ainsi, la redéfinition du théâtre est-elle utile pour mettre un terme à des discussions parfois confuses dominant le débat culturel arabe. Il est, à notre avis, pertinent d’interroger les formes "traditionnelles" qui parcourent l’espace artistique arabe : la littérature populaire, les légendes, les contes et certaines expériences dramatiques.

Le problème linguistique s’est toujours posé au théâtre algérien depuis l’Indépendance. Selon vous, en votre qualité de critique dramatique, comment faut-il s’y prendre ?
Chaque société produit ses propres normes et puise dans son substrat culturel les codes esthétiques qui régissent la représentation. Peut-on considérer que les drames égyptiens ou les formes artistiques maghrébines correspondent au modèle grec, tel qu’il est imposé par la vision européenne des choses ou répondent-ils à des besoins exprimés par la société pharaonique de l’époque? Le primat idéologique, nous semble-t-il, marque le discours universaliste sur le théâtre et produit une sorte de vision uniciste qui rejette toutes les autres structures artistiques et esthétiques de peuples affaiblis et dominés par la forte puissance de l’Occident.
La question de la langue n’est qu’un des éléments de la représentation. C’est un faux débat qui marque le territoire dramatique des pays arabes. On en parle souvent en Algérie, faute d’une maitrise réelle des métiers caractérisant le spectacle théâtral. Il se trouve que ceux qui évoquent continuellement cette question ne maitrisent pas sérieusement le théâtre.
Je crois qu’il pourrait également se poser une question de communication. Il faut savoir qu’avec Allalou, avec Djeha, en 1926, le choix de la langue populaire avait été fait.
Aujourd’hui, ce qui est demandé aux hommes et aux femmes du théâtre, c’est de maitrîser et de donner à voir de beaux spectacles de théâtre. Ce qui n’est malheureusement pas le cas, faute le plus souvent d’une sérieuse formation. La question de la langue devient un pis-aller. Une pièce de théâtre est un espace autour duquel et dans lequel s’articulent plusieurs métiers et de nombreux professionnels, du dramaturge au public en passant par le metteur en scène, le décorateur, le machiniste ou le musicien. L’œuvre se remet constamment en question, se transforme perpétuellement et acquiert, en dernière instance, une unité et une autonomie relatives.
C’est l’ensemble des médiations qui marquent le passage de l’écriture dramatique à la réalisation concrète qui donne vie au processus de construction et de représentation d’une pièce théâtrale. Ainsi, le spectacle est le lieu de cristallisation et d’articulation de plusieurs éléments qui s’interpénètrent, s’interpellent et se complètent. Une fois le produit fini, s’établit un réseau complexe et infini d’échanges qui investissent les lieux de la représentation et l’univers de la réception. Le public peut être le juge, sans être l’unique, de la réussite ou de l’échec de la pièce. Il est parfois investi d’un pouvoir discrétionnaire, souvent sans appel. C’est à travers une série de médiations qui apportent au texte sa légitimité, sa force et sa cohérence et qui permet au metteur en scène d’absorber le texte dramatique, un assemblage de signes figés, que se construit l’univers scénique porteur et producteur de signes mouvants.

La critique dramaturgique fait débat …
La critique théâtrale, journalistique, sert d’espace de témoignage immédiat qui permet à l’historien et au chercheur de puiser certaines de ses informations. Nous ne devrions pas demander au journaliste de se substituer à l’universitaire. La critique universitaire est très pauvre, confondant souvent théâtre et littérature. Beaucoup d’universitaires qui ont soutenu des thèses sur le théâtre ne vont pas au théâtre, se satisfaisant des textes dramatiques et de la reproduction d’autres articles et ouvrages sur le théâtre en Algérie. La critique, journalistique et universitaire, devrait-être vigilante. De nombreux maux marquent l’expérience théâtrale algérienne : plagiat, pas uniquement de textes dramatiques, d’esquisses scénographiques, de régie…Est-il normal que les journalistes aient gobé, par exemple, lors du dernier festival du théâtre professionnel, ce qui a été dit sur le prix Mustapha Kateb, d’ailleurs passé inaperçu, l’information n’ayant pas été règlementairement diffusée et le thème, la révolution algérienne dans le théâtre arabe, ne trouvant que trop peu de textes dont le seul connu est celui de Charqaoui, Ma’sat Jamila, mis en images au cinéma par Chahine. Je défie les gens du ministère et du TNA de m’amener tous les textes cités. D’ailleurs, s’ils le faisaient, ils pourraient enrichir notre bibliothèque. Chiche! Vérifions si les textes cités dans le concours existent bel et bien. Les Arabes du Machrek ne s’étaient pas intéressés à la cause algérienne, au niveau du théâtre, de la littérature et des arts.

Les écoles et les départements de théâtre à l’université sont censés former en art dramatique. Force est de constater chez nous, un déficit en la matière, comment l’expliquez vous ?
L’Inadc s’est transformé, on ne sait pourquoi, en institut des métiers du spectacle, en l’absence de grands formateurs et de moyens adéquats, même s’il y a quelques enseignants intéressants. Il ne faudrait pas attendre grand-chose de l’Ismas dans les conditions actuelles. Comme d’ailleurs de l’université où n’existe aucune relation réelle avec les entreprises théâtrales. Il faudrait accorder les moyens nécessaires à cet instituant en multipliant les relations avec les écoles d’art dramatique étrangères. Le département du théâtre de l’université d’Oran vit encore en vase clos, loin des véritables préoccupations en matière pédagogique et de formation. La question ne se pose pas en termes d’introduction du théâtre à l’école, mais surtout de la présence d’un projet clair, contrairement à ce que soutenaient les festivaliers du théâtre tamazight à Batna qui affectionnent beaucoup les recommandations, ce qui nous fait penser aux dictatures et aux régimes à parti unique. Aujourd’hui, il faudrait penser à des stages de formations continues avec des instructeurs connus et reconnus, venant d’Europe et des Etats-Unis. Il y a tellement de recommandations qu’on se croirait dans des congrès de partis. Comique et dérisoire. Je sais de quoi je parle parce que j’y travaille souvent comme professeur invité dans des universités européennes ou comme prestataire de service ou conseiller dans des théâtres européens. Il faudrait mettre le paquet sur le théâtre "jeune public".

Lorsque nous parlons de théâtre, nous parlons également de textes. Comment perçoit-on la production littéraire au niveau des gens du 4ème art ?
Il y a des milliers de textes. Il est aussi possible de remonter des pièces de Kaki, Safiri, Rouiched et de bien d’autres auteurs algériens, africains, arabes, européens... C’est une fausse querelle, ce sempiternel problème d’absence de textes. Ce serait bon de s’inspirer de l’expérience des années 60 où on avait mis en scène Brecht, Calderon, O’Neill, Goldoni, Molière, Kaki, Safiri, Rouiched, Alloula, Shakespeare, O’Casey et bien d’autres. Mais elle avait été reportée pour juillet 2010. Je viens d’achever deux ouvrages théoriques, le premier sur les discours culturels en Algérie, insistant sur la question de l’altérité et du syncrétisme et le second sur les relations «Orient»-«Occident», j’insiste sur les guillemets parce que je considère que Orient et Occident sont des fabrications idéologiques, encore non sérieusement définies, ni délimitées. Les expériences de Frantz Fanon et d’Edward Said sont intéressantes à interroger dans le sillage de ce travail. Je suis actuellement professeur à l’université d’Annaba et professeur invité dans des universités européennes, notamment Paris-Sorbonne nouvelle, Bologne, Rennes. Je suis l’un des rédacteurs du Dictionnaire encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, paru chez Bordas. J’y ai introduit un certain nombre d’hommes et de femmes arabes et africains.

Comment voyez-vous le devenir du théâtre algérien ?
Le théâtre ne peut sortir de la triste réalité d’aujourd’hui que si les pouvoirs publics décident de revoir radicalement le fonctionnement de l’activité théâtrale, tout en revoyant la structuration des théâtres publics et en donnant un statut clair à ce qu’on appelle ici les "coopératives", en relation avec le statut des ex-Capra et Capcs de la révolution agraire.
Il faudrait mettre le paquet sur la formation et le théâtre jeune public. Pas n’importe quelle formation, c’est-à-dire faire appel à de vrais professionnels, de grandes écoles européennes...
Les théâtres publics vivent un sérieux malaise dû essentiellement à la gabegie et à la désorganisation manifeste de l’entreprise théâtrale réduite à un espace de prise en charge de salariés qui, souvent, par manque de recyclage et de formation, répètent les mêmes tics, les mêmes clichés et les mêmes stéréotypes. Combien de comédiens connaissent-ils Stanislavski, Vaktangov ou Jouvet ?
Nos théâtres, fermés trois cents jours par an, aujourd’hui appelés à être des salles de meetings dits politiques, à l’occasion d’élections, ou des lieux d’autres manifestations que théâtrales, ne produisent que trop rarement et manquent dramatiquement de techniciens spécialisés dans les métiers du spectacle.
Ce n’est pas en insistant sur le nombre de pièces produites qu’on règlera la profonde crise de notre théâtre. Le niveau est, dans l’écrasante majorité, trop faible. Ce qu’il faudrait faire, c’est revoir radicalement le fonctionnement, actuellement obsolète, de l’entreprise théâtrale et culturelle. Continuera-t-on encore à constituer des «coopératives» en suppliant les notaires d’accepter le fait qu’elles obéissent à un texte portant coopératives de la révolution agraire ? C’est Alloula qui a trouvé cette faille pour permettre à des troupes «privées» d’exister légalement.
K. H.

Par : KAHINA HAMMOUDI

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