Ces récits de celui que l’on considère comme le plus grand des écrivains russes sont un inépuisable réservoir d’informations sur le système carcéral tsariste. «Cette époque nous a laissé un livre terrible, une sorte de carmen horrendum qui brillera toujours au-dessus du sinistre règne de Nicolas, comme la célèbre inscription de Dante au-dessus des portes de l’enfer», écrit à ce propos Alexandre Herzen(1812/1870), autre écrivain russe de génie.
Dostoïevski, qui a purgé de 1850 à 1854 des années de détention au bagne d’Omsk en Sibérie, n’en a pas conçu que de l’amertume. Condamné à mort en 1849, pour son adhésion au cercle des socialistes utopistes modérés de Mikhaïl Petrachevski, cette expérience joue un rôle plus que fondateur de son œuvre admirable. Gracié sur l’échafaud après un simulacre d’exécution sur la place Semenov, le 22 décembre 1849, sa sentence est transformée en exil de plusieurs années et la peine commuée en déportation en Sibérie.
«Je n’ai pas perdu mon temps : j’ai bien appris à connaître le peuple russe, comme peut-être peu le connaissent (…) Le bagne m’a beaucoup appris et beaucoup inculqué.»
En effet, le jeune homme qui rêvait d’un monde plus juste va connaître sa plus grande douleur auprès de ce peuple pour lequel il luttait : celle de ne jamais être reconnu comme un bagnard comme les autres. Les criminels qu’il côtoie le méprisent et ne l’accepteront jamais comme camarade. C’est par des quolibets, insultes et traits d’esprit qu’il est accueilli par ces représentants du brave peuple russe qui ne lui pardonne ni sa noblesse, ni son instruction, ni sa richesse. Mais malgré l’extrême répugnance et la difficulté qu’il éprouve à s’adapter à ces baraquements insalubres et grouillant de parasites, l’intellectuel tient bon et opte dès le départ pour une vie active. Lui qui n’a jamais rien fait de ses mains, il va s’acharner à choisir parmi les travaux forcés, ceux qui le développent physiquement et donc moralement. Peu à peu parmi ses co-détenus, il découvre des êtres intelligents et raffinés et commence à nuancer l’extrême dégoût qui s’est emparé de lui. Il sympathise spécialement avec les Musulmans, Tatars et Tcherkess qui sont souvent au bagne pour s’être insurgés contre les féodaux russes et qui sont très attachés à leur religion. «Oui, l’homme a la vie dure ! Un être qui s’habitue à tout. Voilà, je pense, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme.», écrit-il après avoir fait le tour de sa nouvelle situation.
Durant les quatre longues années qu’il passe au bagne, l’écrivain ne désarmera jamais. Il s’intéresse avec passion à tout ce qui s’y passe et atteint une profondeur rare dans l’observation des profils psychologiques et de l’apparence physique des détenus. «Il se produit parfois en prison des faits comme celui-ci : vous connaissez un homme depuis bien des années, et vous pensez que c’est une bête brute, et non un homme. Vous le méprisez. Et soudain un instant arrive par hasard où son âme, dans un élan involontaire, s’ouvre vers l’extérieur, et vous y voyez une telle richesse, tant de sentiment et de cœur, une si vive intelligence, que vous avez l’impression d’avoir les yeux dessillés et que sur le moment vous avez peine à croire ce que vous avez vous-même vu et entendu…»
Organisé en trois parties qui couvrent toute la durée carcérale effectuée par l’auteur, l’ouvrage est construit comme un très long reportage approfondi sur la vie et les mœurs des prisonniers à perpétuité. En introduction, le roman écrit en 1860, soit dix ans après la date d’incarcération de l’auteur, décrit la Sibérie, ses petites villes et leurs fonctionnaires. Des portraits physiques et psychologiques extrêmement précis sont d’emblée croqués par l’artiste. Suit une description minutieuse de la Maison des Morts, topographie, baraquements et classification des forçats par catégorie. Les premières impressions sont longuement décrites sur plusieurs chapitres. Puis la vie du bagne, les travaux échus aux bagnards, l’organisation du camp jusque dans ses moindres détails, la cuisine et les distractions sont admirablement relatés.
La vie y est décrite, saison après saison, avec ses rares moments de fête qui commencent dans la piété et se terminent dans d’effroyables soûleries, ses lourds travaux et les châtiments corporels qui peuvent entraîner la mort tant ils sont inhumains. L’hôpital de la prison, où souvent les détenus se font admettre sans être malades juste pour s’éloigner un moment de la vie du bagne, est longuement décrit ainsi que la grande bonté des médecins russes qui n’ont aucun mépris pour ces peu ordinaires malades. Sur près de 500 pages, Dostoïevski livre ses souvenirs, notés avec une minutie extrême. Les lieux, les personnes et les évènements y sont relatés avec intelligence, sensibilité et cette distance humoristique qui caractérise l’auteur des «Frères Karamazov» et de «L’éternel mari».
Disponible dans les librairies, ce roman de l’immense écrivain devrait être lu en priorité par les lycéens et les écoliers car il porte en lui les germes des nombreuses œuvres à venir de cet écrivain singulier. Dostoïevski, qui a eu une vie particulièrement mouvementée, est l’auteur d’une cinquantaine de romans de très haute facture, écrits entre 1846 et 1880. Son œuvre tout entière éclaboussée de crimes de sang est fortement imprégnée d’humour. «Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie», écrit à son propos Friedrich Nietzche. Dostoïevski qui professait que «l’art sauvera le monde» est considéré comme l’inspirateur des existentialistes, notamment Soren Kierkegaard et de nombreuses écoles littéraires et artistiques de son temps.