Le dernier roman de Benfodil est complexe et chatoyant comme le plafond d’un palais ottoman. L’araignée qui s’y promène tisse une toile où le lecteur s’empêtre avec joie…
Pour un roman foldingue c’en est un. Un de plus pour Mustapha Benfodil qui nous avait déjà livré «Zarta !» et «Les bavardages du seul», véritable compendium de l’écrit et du sens.
Encore une fois, ce nouvel ouvrage s’attaque aux abysses de l’humain sous une forme fantasque, désopilante, navrée. Encore une fois Benfodil restitue une perception de la sensibilité contemporaine à travers les sédimentations de la mémoire collective algérienne. Une mémoire historique, littéraire, linguistique, spirituelle, idéologique, politique...Cette approche couche par couche, d’un réel foisonnant, justifie le terme Archéologie contenu dans le titre. Ce que le roman trame c’est rien moins que la découverte de l’algorithme de l’univers. «C’est la mort » écrit l’un des héros du roman. «C’est l’amour. Le cœur est l’organe de la connaissance.» conclut un autre héros.
«Archéologie du chaos amoureux» emprunte la forme d’un roman qui s’écrit en direct. Celle d’un type qui écrit sur un type qui écrit un roman. Et qui meurt à la tâche. « Ecrire tue » titre l’auteur au 9è chapitre de son livre où il tue son héros écrivain d’une overdose mystérieuse, non identifiée. C’est du moins l’avis de l’inspecteur Kamel el Afrite, flic décadent et amoureux des belles-lettres, qui va mener à partir de la page 177 du roman, une fois le héros auteur décédé, une enquête clandestine sur ce qui a pu tuer le jeune homme qui habitait la cave -grotte de Jean Sénac, sur les hauteurs de la rue Debussy.
On trouve sur le cadavre du jeune homme surdoué et défiguré par une malformation congénitale, un Manifeste du chkoupisme et une lettre de sa bien-aimée, une certaine « Nedjma beyrouthine ».
Marwan Kanafani aussi laid que son héros Yacine Nabolci est beau, partage avec lui l’amour de la liberté, de la lecture et de l’art et une misogynie doublée d’une misanthropie à toute épreuve. A tel point que l’inspecteur Kamel le soupçonne d’homosexualité. Overdose de drogue, d’alcool, d’écriture ou simplement chagrin d’amour ?
L’écrivain issu d’une famille aisée et cultivée vivait avec Nadim, un jeune dealer des quartiers populaires d’Alger, beau comme un astre et grand amateur de plaisirs charnels.
Au fil de l’enquête l’inspecteur découvre que Palestinien par sa mère, Marwan est amoureux de sa cousine une «étoile levantine » qui meurt dans les bombardements récents de Beyrouth quelques heures avant que lui-même ne décède. Le héros de Marwan, Yacine Nabolci se définit, lui, comme un «cisjordanienoccupé» car sa mère est d’ascendance lointaine palestinienne.
Sa tribu maternelle s’est édifiée sur les ossements du prophète Joseph, ce qui explique la beauté miraculeuse de Yacine Nabolci. Ce dernier est amoureux d’une Amina-Nada, jeune artiste brillante et sensible à moitié palestinienne et qui elle aussi, en mission dans un Beyrouth en guerre, ne donne plus de ses nouvelles.
Yacine Nabolci tout comme son créateur se distingue en tout des jeunes hittistes de son quartier. Passionné de philosophie et voulant décoder l’univers, il en recherche l’algorithme. Son modèle est «l’Esthète du Désespoir», Cioran (1911-1995), cet écrivain roumain inclassable. «A vingt ans, j’avais dévoré toutes ses œuvres. De L’inconvénient d’être né, Précis de décomposition et autres Syllogismes de l’amertume étaient mes livres de chevet…», écrit le narrateur. Le souffle nihiliste de Cioran traverse l’œuvre de Benfodil du début à la fin.
Les deux personnages principaux semblent en être des doubles, eux qui partagent son style de vie, à contre-courant de tout. «Toute conquête est une quête con», assène d’ailleurs Yacine qui vit avec Nazim, double littéraire de Nadim le serial séducteur.
Le héros écrivain et son héros écrivain sont des passionnés de contestation sociale et d’action culturelle. Très surveillés par la police, ils mettent sur pied des groupes de jeunes rêveurs hyperactifs et révolutionnaires aux méthodes peu orthodoxes. C’est notamment le cas du désopilant C.I.F.S, Commando d’insémination des filles du système et de son projet de révolution. «Derviches Péteurs, fidèles continuateurs des idéaux de Platon, d’Apulée et son âne éclairé, d’al-Farabi et sa cité idéale, de Gramsci, de Proudhon, de Saint-Simon, de Bakounine, de Kateb Yacine, des sept moines trappistes de Tibhirine, de Coluche, d’Ernesto Che Guevara (…….), de Dahmane El-Harrachi, de Chikha Rimitti, de U2, de Cheb Hasni et de John Lennon.» Mustapha Benfodil a cette capacité de condenser la perception du réel de ses contemporains en inventoriant leurs références fondamentales, réalisant un résumé historique express.
«Pour tout dire, je voulais parvenir à quelque chose qui éclairerait tous les utopistes du monde autour d’un projet politique unifié. C’est quelque chose qui est là , qui fourmille en nous, qui nous ronge et nous démange depuis des siècles, et qui se trouve depuis lors éclaté sur plusieurs «isthmes» : Surréalisme, futurisme, socialisme, existentialisme, anarchisme, communisme, anarcho-syndicalisme, maoïsme….» et se poursuit l’inventaire des trouvailles de l’esprit humain.
Le roman de Benfodil est construit comme une alternance des notes que Marwan prend dans son carnet intime et des parties du roman qu’il écrit. Une fois l’auteur mort, c’est le journal de l’inspecteur Kamel qui prend la relève. On apprend tout sur Marwan, filé qu’il était par les RG.
Les deux histoires se déroulent ainsi sous les yeux du lecteur, en écho. Le roman fourmille de « courtisanes, odalisques, poufiasses, gamines…». Femmes de chair dont le rôle supposé est d’éponger les fantasmes lubriques des jeunes hommes de la bonne société ou des bas quartiers qui peuplent le roman.
Puis vient La femme, une fée : Amina-Nada-Ishtar, personnage à l’intelligence fabuleuse, à la grâce réelle et aux mœurs pures. Marwan et son héros Yacine sont donc amoureux de la même femme : Nedjma de Kateb Yacine, versionalgéro-palestino-libanaise….
Cette quête de désenclavement du sens se termine sur une charte de la contestation humaine via l’Algérie, document imprimé trouvé sur le cadavre du héros auteur : un manifeste qui est à lui seul un programme…