El Hachemi Guerouabi, le chantre du chaâbi algérois est parti il y a un an et laissé un vide si grand que sa simple évocation fait monter aux lèvres ses plus beaux chants d’amour et de ferveur pour la citadinité, sa culture et son art de vivre.
Guerrouabi est attiré par le chant dès son plus jeune âge, mais les portes de la renommée sont fermées et les clés sont détenues par les anciens : El Anka, Hadj M’rizek, H’sissen, Hadj Marokène… Le nom de Guerouabi commence à se chuchoter à la fin de la Guerre de Libération nationale en même temps que celui de Boudjemâa El Ankis. Ils sont la nouvelle vague du chaâbi et leurs 45 tours font prospérer les détaillants de tourne-disques bon marché qui feront entendre les voix d’Elvis Presley, de Charles Aznavour, Léo Ferré, Brel et Barbara, les Yéyés, etc.
C’est la radio et la télévision qui commencent à pénétrer les foyers des «indigènes» «qui permettent la diffusion des chansons. Durant le combat libérateur, les Algériens avaient soif d’informations et, par la radio, se mettaient à l’écoute des radios «Le Caire »et Saout el arab et de l’Algérie libre.
Cette addiction a permis au moins deux choses : l’une est de rassurer les enfants sur les choix politiques de leurs parents surtout quand ils se préparent à rechercher les stations libres de la censure des services de répression de l’armée française ; l’autre est que sont tombés, d’un seul coup, les tabous qui entouraient l’écoute en famille de chants d’amour et de liesse, en dehors des fêtes familiales.
Et Guerouabi devint très vite la coqueluche de la jeunesse car il donnait l’impression d’un rénovateur du genre châabi. Aussi, l’un de ses premiers succès est : Belqaq yetssegam sâadi, une chanson pleine d’espoir chantée sur un ton désespéré. Dans le même temps, El Ankis frappait un grand coup en interprétant, à la manière d’El Anka, El Kaoui. On commençait déjà à les opposer par le style tout en les associant dans les louanges quand il s’agit de tourner la page de l’ancienne façon de rythmer les qacidas.
A l’Indépendance, Guerouabi est désorienté par la ferveur des gens pour les chants patriotiques, non pas qu’il en fut opposé, mais cela prenait tellement de place dans l’expression musicale, qu’il apparut que la musique qui «marche au pas»n’était pas sa tasse de thé; la seule exception fut le grand concert de la salle Pierre Bordes (qui deviendra Ibn Khaldoun) quand on réunit tous les chanteurs cotés pour entonner, avec El Anka, le célèbre «Ma bqach istîmâr fi bledna». El Anka volait au secours de la victoire comme Driassa plus tard pour soutenir la révolution agraire, les villages agricoles, l’équipe nationale de football tout en se permettant de se demander s’il y avait un capitaine pour diriger le bateau (Algérie).
Guerouabi étoffait son répertoire châabi en interprétant des chansons très populaires comme «Youm el djemâa», «Kif amali ou hilti». Son grand succès est son interprétation d’El herraz au cours des années 70. Il devint du jour au lendemain l’alpha et l’oméga du chant populaire algérois.
Imaginez un soir de fête animé par El Hachemi! Le quartier tombe dans un silence de cathédrale, les habitants des immeubles envahissent les terrasses avec des boissons chaudes et fraîches, des friandises ; les familles vivent en communion l’écoute et la participation à distance à la joie de ces heureux du quartier qui ont offert à tous les voisins des moments inoubliables. Pensez que la circulation s’arrêtait, que le silence se faisait sur tout un quartier sans que personne n’y trouve à redire, pour que tous savourent le moment présent. Il arrivait que des youyous fusent de plusieurs terrasses éloignées du lieu de la fête !
A l’occasion des soirées du Ramadhan, Guerouabi était invité dans des cafés assez grands pour recevoir beaucoup de monde. Quand les premiers accords de sa guitare préludent au chant d’El Herraz, un silence religieux s’installe et l’assistance est comme parcourue par un mystérieux courant qui la rend réceptive, complice, enchantée. Rien ne bougeait, tout devenait léger, subtil.
Guerouabi a su répondre aux attentes d’un public qui lui était acquis ; il se permit des entorses à la loi châabi pure et dure : il chanta une adaptation de «Hier encore, j’avais 20 ans» d’Aznavour, il enfonça le clou avec une mélodie «moderne»-Ya el ouarqa; ce furent deux tubes qui conquirent la jeunesse.
Guerouabi s’inspira du haouzi et son interprétation «…Ya Lilet el barah» est un morceau d’érotisme chanté qui n’a pas d’équivalent, malgré la libération des mœurs.
Il aimait par-dessus tout cette ville d’Alger où il a grandi, où il a trouvé son art et où il se savait aimé et respecté. Il a chanté la cité, évoquant l’un après l’autre ses quartiers et les gens qui y vivent; il mettait l’amitié au-dessus de tout et l’amour des femmes encore plus haut.
L’exil et la maladie l’ont rendu encore plus nécessaire à notre respiration de tous les jours et sa mort fut un brutal coup du sort.
Il a des chants qui ne peuvent être chantés par d’autres sans qu’on crie au sacrilège comme El Anka a fait une carrière avec «Sobhan Allah ya l’tif» !
Guerouabi a rejoint le géant au Panthéon de nos chantres de la culture populaire.