L’idée la plus généralement répandue est que le théâtre est un legs de la Grèce antique. Rien n’est plus faux. Le théâtre grec, certes, est l’ancêtre du théâtre occidental, mais il est loin d’être le représentant d’une forme artistique unique et universelle. Le théâtre a existé sous des formes diverses dans maintes régions du monde.
Ses racines plongent dans la religion et les pratiques mystiques. Bien sûr, on a toujours cherché à établir des filiations entre le théâtre grec et les théâtres qui sont apparus à l‘intérieur d‘autres civilisations. Si on s‘intéresse tant à l‘origine du théâtre, c‘est parce que cette quête des origines donne un sens à un rapport à la culture. Nietzsche qui a développé une réflexion sur le sujet dans son fameux livre La naissance de la tragédie à partir de l‘esprit de la musique, plus connu sous un titre plus court, a fait d‘Ogoun, dieu Yoruba, le premier comédien. C‘est assez pour qualifier de mythique toute recherche des origines sur le théâtre. Nous-mêmes nous ne pouvons y échapper.
Un art universel
En Asie centrale, notamment dans les ex-républiques de l‘Union soviétique, au Kirghizstan, Turkménistan, Kazakhstan, on montait des spectacles avec des marionnettes, des improvisateurs comiques, des conteurs publics, des jongleurs, des acrobates et des prestidigitateurs de cirques. En Mongolie on insérait les danses rituelles dans les "tsams", pièces religieuses d‘origine bouddhiste.
En Chine, à l‘époque antique sous la dynastie Han, les spectacles étaient animés par des danseurs de cordes, jongleurs et équilibristes qu‘on appelait les "Cent spectacles". S‘il est difficile de les mettre dans la catégorie théâtre, ces spectacles néanmoins vont donner naissance, à la fin du règne de la dynastie Song (1279), à l‘opéra chinois. Le théâtre chinois se développe surtout sous la dynastie mongole des Yuan. Il avait des règles précises. Les pièces étaient divisées en quatre actes et tous les textes en vers devaient être déclamés par le même personnage. L‘insularité du Japon, (un pays qu‘on ne peut soupçonner du fait de son isolement d‘avoir été influencé par la Grèce), n‘a pas empêché pour autant l‘archipel nippon de développer un théâtre assez original. C‘est au XIVème siècle qu‘y apparaît le théâtre "nô", terme qui dérive de no-nô. Un théâtre qui met en scène deux personnages. Il y a celui qui s‘assied dans un coin de la scène jusqu‘à la fin de la pièce, c‘est le "waki". Il est en même temps voyant et spectateur. L‘autre personnage est le "Shite", c‘est une sorte de fantôme d‘un dieu, d‘un guerrier, d‘un moine ou d‘une noble dame. Ce que voit le "Waki" est en fait qu‘hallucinations et rêves. C‘est d‘ailleurs le "Shite" qui le lui révèle. L‘originalité du nô tient au fait qu‘il repose sur une dimension onirique de l‘art. Mais nous pouvons trouver un pays dont l‘isolement est encore plus patent par rapport au monde hellénique. Il s‘agit de l‘Amérique découverte par Christophe Colomb au XVème siècle. Pour autant le théâtre était connu des Amérindiens. Un abbé français avait, du reste, recueilli au Guatemala une pièce de théâtre préhispanique en langue quiché. La Turquie qui n‘est pas loin de la Grèce a connu le théâtre d‘ombres ou le "Karagöz" (œil noir en turc). Nombre de cultures prétendent avoir créé ce genre, mais sans pouvoir présenter un argument qui soit valable. Le Karagöz, introduit en Algérie durant l‘occupation ottomane, est aussi le nom du personnage central, lequel a son compère Hadjiyat (Hacivat) qui lui donne la réplique. Il avait une double fonction le divertissement et la dénonciation qui prend la forme de la satire. S‘agissant de l‘Inde toute prétention à ramener son théâtre au théâtre grec est irrecevable tant le théâtre indou présente des traits originaux. Les Indous friands de scènes où l‘on voit le jeu de l‘acteur mêlé à de la musique, des chants et des danse ont toujours monté des scènes spectaculaires.
Au commencement au Maghreb
Dans les pays du Maghreb, le caractère oral de la culture, qui y a toujours prévalu, a fait que les expressions théâtrales n‘ont jamais débouché sur des constructions littéraires. En Grèce, les représentations, d‘abord d‘inspiration paysanne autour du battage de blé à la fin des moissons ont connu une évolution graduelle qui a fini par enfanter des auteurs qui s‘étaient occupés à produire des textes spécialement conçus pour la scène. Le théâtre plonge ses racines, aussi bien en Berbérie qu‘ailleurs dans la tradition religieuse pas forcément monothéiste. En Grèce on jouait des saynètes en l‘honneur de Dionysos, dieu du vin. C‘est sous Rome que le théâtre européen se développe. Les lieux où se déroulent les spectacles voient l‘édification, dans un premier temps, de théâtres en bois avant de revêtir les formes que nous leur connaissons. Les acteurs arboraient des masques et des vêtements pour incarner la toute-puissance d‘un Dieu particulier. Au Maghreb, aussi loin que l‘on puisse remonter dans la mémoire, on se souvient des vieux marchés hebdomadaires où les places publiques des grandes médinas s‘animaient sous le jeu scénique des conteurs et autres meddahs. A Marrakech sur la place de Jamaa l‘fna, on se réunissait par dizaines pour écouter, si ce ne sont pas les aventures de J‘Ha, les épopées de Seif Ibn di Yazan (Al Azaliate) et parfois de sympathiques histoires d‘amour entre princesses et princes charmants.
Le théâtre amazigh découle des cultes agraires
Le théâtre amazigh est à rechercher dans les anciens cultes agraires méditerranéens. S‘il est vrai qu‘il s‘inscrit dans le même espace géographique que le théâtre d‘Eschyle et d‘Aristophane, il n‘en demeure pas moins qu‘il a conservé les structures les plus archaïques d‘un art que le bassin méditerranéen avait en partage. C‘est au Maroc qu‘une tradition, jadis connue dans tout le Maghreb, s‘est le mieux conservée. Il s‘agit de "Bou Ilmawen". Une représentation théâtrale berbère encore vivante au sud de Marrakech dans les villages de Ouirgane et de Tahanaout. Bou Ilmawen signifie en tamazight (le porteur de peaux) entendez de masques. Ilman est le pluriel de "Ilm" (peau), c‘est l‘équivalent de "Aglim en kabyle. En arabe dialectal ce théâtre traditionnel s‘appelle "Bou Jloud". Dans certaines régions du Maroc, on l‘appelle Akho ou Bokho, ce sont les noms qui désignent selon les villages le personnage principal. L‘acteur arbore la peau du mouton sacrifié et se couvre le visage avec un masque fait d‘une courge évidée percée de trous à hauteur de la bouche et des yeux. Sa tête est soit couverte de la tête du mouton aux mâchoires écartées, soit de cornes de vaches, le tout assorti de fruits et de plumes. Au cou, il a un chapelet de coquilles d‘escargot. La représentation se prépare dans le secret, à l‘extérieur du village. Lorsqu‘on est fin prêt, la troupe descend dans la cité au son d‘instruments de musique. On mime des scènes comportant des rites agraires et des thèmes de la vie quotidienne. On s‘attaque à la justice, l‘armée et aux pratiques religieuses. Tous les pouvoirs locaux sont tournés en dérision. Une variante de cette tradition a survécu en Algérie sous le nom d‘ "Ayred" près de Tlemcen chez les Beni Snous qui la remettent à l‘honneur lors de la célébration de Yennayer, le Nouvel An berbère. Au Maroc, on joue aussi Soltane Tolba (le roi des étudiants), une pièce qui doit être une autre variante de Bou Ilmawen. La pièce met en scène une délégation de pouvoir du roi aux étudiants en récompense au soutien qu‘ils lui ont apporté contre ses rivaux. Cette délégation ne dure que 15 jours, le temps d‘une réjouissance. L‘acteur est désigné parmi les étudiants pour exercer le pouvoir royal. En outre, on retrouve l‘empreinte des confréries religieuses qui ont essaimé en pays berbère dans la forme théâtrale dénommée Sidi l‘Katfi. Douze acteurs composent la troupe, ils sont issus des confréries d‘artisans cordonniers. La troupe type Sidi l‘Katfi est présidée par un mokadem. Le spectacle a lieu dans un patio ou dans une grande pièce de quelque demeure appartenant à un haut dignitaire ou notable. On y joue la "hadra", qui est une danse extatique reposant sur la vibration des épaules. Si le théâtre algérien contemporain parait bien assimiler la leçon grecque, il n‘en a pas moins cherché à puiser dans la tradition berbero-arabe. Les pionniers, à l‘image d‘Alloula, avaient toujours le souci de dresser la passerelle avec la tradition, de la halqa (ronde), du meddah (celui qui adresse les louanges) et du gouwal (celui qui dit).
Source :
Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991.