Issu d’une famille modeste (le père est pêcheur et la mère femme de ménage), Sembène n’a guère passé beaucoup de temps sur les bancs de l’école. Il en a été exclu pour indiscipline. Son esprit rebelle ne cadrait pas avec la logique assimilatrice de l’école coloniale. Sembène découvre le cinéma sur les écrans d’une salle de cinéma à Ziguinchor dans les années trente. La fascination devant les films des « toubabs » comme Charlot, Keaton, Mc Carey, etc., vont influer sa passion pour les images. Mais son cheminement vers la carrière se fait sur les sentiers escarpés de la condition humaine puis de la formation à l’âge de 40 ans au «Gorki Studio » une école de cinéma à Moscou. En 1956, il écrit son premier roman, le Docker noir, sur son expérience personnelle. Sa vision de la littérature est militante. Il veut publier pour aider les Africains à prendre conscience de leur situation de dominés. En 1960, il raconte une grève des années 40 dans les chemins de fer à Thiès et, plus au sud, vers Kayes. C’est les Bouts de bois de Dieu , un roman considéré aujourd’hui comme un classique dans de nombreux pays de l’ouest africain. Avec les indépendances, il rentre au Sénégal, voyage au Mali, ex-Soudan français, et au Congo. Le cinéma lui semble un moyen plus efficace pour toucher le peuple africain. Il change d’orientation professionnelle et artistique. A presque 40 ans, il part pour Moscou, au VGIK, l’école de cinéma la plus fameuse de l’Est, prendre des cours de réalisation. Il dirige son premier court métrage, Borom Sarrett, en 1962. Quatre ans plus tard, il met en scène «la Noire de…». Sur son élan, Sembène va réaliser Emitaï (en 1971) sur les vieilles croyances tribales, Xala (en 1975), comédie réjouissante où un membre des nouvelles élites essaie de remédier à son impuissance sexuelle en faisant appel aux recettes traditionnelles, et Ceddo (en 1977), longtemps censuré par les autorités sénégalaises pour avoir fait un portrait peu flatteur de l’islam africain. Chaque fois, Sembène dresse la modernité relative des sociétés post-coloniales contre les traditions. Dix ans passent avant que Sembène ne retrouve les plateaux. En 1987, il tourne Camp de Thiaroye, l’histoire, peu connue chez nous, de la révolte et de la répression par les forces françaises de tirailleurs sénégalais abandonnés par l’armée à leur retour en Afrique. Le film vaut plus par ses intentions que par sa réalisation. Guelwaar (1992) est plus réussi. Sembène s’attaque ici aux relations entre l’islam et les autres religions, en l’occurrence le christianisme (Guelwaar est un chrétien qui, mort, est enterré dans un cimetière musulman). Toujours mécréant, il réalise ensuite Faat Kiné (2000), un long-métrage à la gloire de la femme, spécialement d’une mère célibataire, trahie par les hommes qu’elle a connus. Elle se sauvera en atteignant une réussite sociale et économique exceptionnelle. Ce film, présenté au Festival panafricain de 2001 et dans quelques autres festivals, n’a pas connu de sortie en France. Moolaadé (2004), qui évoque l’excision des femmes encore un sujet qui fâche au Sénégal, comme dans toute l’Afrique de l’Ouest connaîtra, lui, un succès réconfortant, aussi bien en France qu’en Espagne. Il prouve que Sembène n’a jamais renoncé à dénoncer le sort des femmes de son continent et le rôle de la tradition.
Résistance d’un anticolonialiste (inter)
Sembène n’aimait pas le prêt-à-penser de gauche. S’il a participé avec vigueur au combat anticolonial, si le grand projet de sa vie, qu’il n’a d’ailleurs pas réussi à mener à bien, était un film épique sur Samory Touré, grand résistant diola à l’invasion française, il détestait l’unanimisme qui régnait quand on évoquait les tragédies du passé. Dans les années 90, invité au festival de San Francisco et interpellé par un militant afro-américain qui lui demandait ce qu’il pensait du fait que les Etats-Unis n’avaient pas encore fait repentance de l’esclavage, Sembène répondit : «Mais qui vous dit, cher ami, que celui qui a vendu votre arrière-grand-père comme esclave aux Blancs, n’était pas mon propre arrière-grand-père ?» On a pu croire un moment (dans les années 70) que celui qu’on surnommait «le père du cinéma africain», avait tracé une voie pour les cinéastes de son continent. C’était apparemment une erreur. Les rares cinéastes africains de talent qui lui succédèrent n’ont pas retrouvé le mordant de ses films des années 70. Sembène reste un grand solitaire.