Par quelles voies devient-on éditeur de livres ? Comment une vie vouée à l’homme bascule dans la production de nourritures spirituelles ? Boussaâd Ouadi nous le dit simplement : «Il suffit d’aimer les gens».
Koraichi, Mouloud Mammeri, Djaout, Ali Maroc, Aziz Chouaki, Mimouni, Ahmed Bounab, Flammarion, Le Poitevin, Gallimard, Marie Josèphe, Malika Hachid, Abdelmadjid Méziane, Kateb Yacine, Assia Djebbar et Nawal Saâdaoui, Farid Mammeri, H’mida Layachi, Djillali Khellas, Merzak Beghtache, Slim, Hatier et Casterman, Françoise Verny, Haddadou, tous ces noms sont liés aux œuvres de l’esprit et de l’art.
Ils savent découvrir et faire aimer ce qu’ils aiment ; pour cela il faut une âme d’élite, un cœur passionné et un dévouement sans faille pour promouvoir ceux en qui on croit.
Comment devient-on éditeur après avoir occupé des fonctions de gestion des ressources humaines et de formation puis de gestionnaire des œuvres sociales dans le secteur public économique ?
Boussaâd Ouadi répond : «Recevoir un manuscrit, en apprécier le contenu et le style, le souffle qui l’anime, rendre cette trouvaille, cette pépite, accessible au plus large public est un métier qui me passionne. Je me représente comme un pont …» Cette image existe dans «l’éducation sentimentale» de Gustave Flaubert qui consacre quelques pages, sans rapport avec le sujet du livre, dans lesquelles il dresse le portrait d’un ouvrier qui fait en quelque sorte le passeur d’idées pour d’autres qui ont besoin de ces richesses pour être meilleurs sinon pour se savoir vivants.
Cela n’est pas facile, n’est pas à la portée du premier venu. C’est à la faveur de la restructuration des entreprises, au début des années 80, que Boussaâd Ouadi décide de quitter le secteur public et de tenter sa chance dans le privé. La chance a un nom : Flammarion. «C’était à l’occasion de la première foire du livre organisée par Abdelmadjid Méziane, alors ministre de la Culture. Je vois un homme jeune qui transporte dans lesbras des paquets de livres, qui les dispose en un stand, les déballe et les range. Nous entamons une conversation qui n’est jamais terminée ; mais dont la première restera à jamais gravée dans ma mémoire, car elle est ce que les gens nomment la passion mais qui la dépasse pour devenir une noble servitude. M. Flammarion me montre un livre d’art représentant des icônes de Russie, ces images saintes dédiées à des saints et saintes peintes pour exprimer la dévotion et l’amour christique. Ce recueil de photographies était réalisé grâce au courage de ce monsieur qui a frappé à la porte des décideurs de l’URSS pour pouvoir réaliser son objectif. Le livre a connu un succès mondial, mais le mobile de Flammarion n’était pas l’argent, c’est la passion des icônes!» Des icônes, Lacan dira que ce sont des tableaux qui nous regardent.
Sur le chemin de l’édition, Boussaâd a fait des rencontres qui lui ont balisé les voies de la connaissance et de l’humain. Ainsi Le Poitevin lui a fait découvrir les peintures rupestres et cela a réveillé ou même avivé le registre de l’identité d’où les rapports privilégiés avec Mammeri, Haddadou, Hachid et d’autres encore. Il a une anecdote sur chaque création, chaque femme ou homme de lettres et de sciences.
De Françoise Verny, directrice de collections chez plusieurs grands éditeurs, il dira qu’elle «est foisonnante comme Kateb Yacine» ; un peu comme une manière de politesse, non «plutôt comme une don oblatif, que seuls quelques humains peuvent atteindre.»
Il révélera ce que l’on oublie, à savoir que Laphomic, le premier éditeur privé, a édité Mammeri, Mimouni, Assia Djebbar. «J’ai moi-même fabriqué le premier livre PAO. Celui de Aziz Chouaki intitulé Baya». Il vous apprend que Slim, le bédéiste, a beaucoup travaillé sur ordinateur et envisageait la création de dessins animés dans le style des Mangas japonais et cela avec l’aide de Olivetti et du centre culturel italien.
Editeur, il retrouvera l’histoire ancienne de l’Algérie et des berbères avec Mammeri et Hachid bouclant un cercle vertueux depuis ses premiers pas en compagnie de Le Poitevin. Une anecdote sur la grammaire kabyle proposée par Mammeri à la Sned est la réponse de la Société nationale d’édition et de distribution : «Nous avons le regret de ne pas donner suite, etc,» signé par le département de langues étrangères ! », il dit que l’humour devient tragique.
Boussaâd Ouadi décide de quitter Laphomic et de créer sa propre maison d’édition. Ce sera EDIF, aventure à laquelle il associe deux amis qui auront chacun un tiers de l’affaire sans avoir apporté un seul dinar. Ils le mettront en minorité peu de temps après car leurs deux parts réunies leur donnaient la majorité !
Qu’à cela ne tienne, il reprend la librairie des Beaux arts en gérance et découvre «le métier le plus difficile qui soit». N’empêche qu’il repique à l’édition en créant INAS. Il publie à l’occasion du Salon international du Livre d’Alger un récit de Mohamed Benchicou qui traite du monde des prisons.
«La seule façon de développer la lecture publique, ce sont les bibliothèques et un réseau plus dense de la distribution. Pour cela il faut que la part des éditeurs en matière d’investissements soit couverte grâce à la multiplication du nombre d’exemplaires par au moins dix.»
A propos du rôle de l’Etat, il dira que tous les ministres de la Culture qui se sont succédé ont mis sur pied des programmes formidables… qui ne se sont jamais réalisés. Un miracle est toujours possible !
Boussaad Ouadi a lui aussi une passion : celle de participer à l’éclosion des idéaux les plus élevés de l’humanité. Il croit que nous en sommes capables.