Emmanuel Todd est un politologue, démographe, historien, sociologue et essayiste français.
Ses recherches en sciences humaines l’ont amené à se pencher sur la question de la constitution des idéologies religieuses et politiques. Auteur d’une douzaine d’essais, «Le rendez-vous des civilisations» qu’il a co-écrit avec Youssef Courbage, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED), est son dernier ouvrage.
Midi Libre : Qu’en est-il du «fait religieux», selon vous ?
Emmanuel Todd : Le fait religieux existe indépendamment des particularités de chaque croyance. A un niveau psychologique et social profond, le christianisme, le bouddhisme, l’hindouisme, l’Islam et les cultes animistes sont la même chose : une interprétation qui donne un sens à la vie et permet aux hommes de fonctionner correctement dans la société où ils naissent. Commun à toutes les religions est aussi le lien social établi et maintenu par la croyance partagée. Mais le paradoxe fondamental de la religion est qu’elle est toujours simultanément individuelle et collective : elle définit un lien entre l’individu et un au-delà métaphysique, mais l’homme isolé est, en général, incapable de croire en une quelconque transcendance.
Dans votre ouvrage, vous liez le fait religieux à la procréation… la reproduction …
Une société équipée de sa croyance, stable et sûre, offre à ses membres un sens des choses et de la vie. La reproduction, dans un tel contexte, peut apparaître comme naturelle, voire nécessaire. Les systèmes religieux qui ont survécu dans des populations nombreuses sont par définition porteurs d’une vision positive de la procréation. Le christianisme manifeste une attitude négative vis-à-vis de la sexualité. L’Islam est plus tolérant au plaisir et à une certaine forme de contraception, dont la pratique peut effectivement faire baisser le nombre des naissances. Le a’zl, ou coïtus interruptus, était accepté par le prophète… L’Islam tolère toutes les formes de contraception. Mais au-delà de ces nuances, l’attitude générale des grandes religions est d’encourager la reproduction comme application du Plan Divin. Si Dieu a créé l’Homme, ce n’est pas pour que ce dernier disparaisse, mais pour qu’il se multiplie.
Dans votre livre, vous corrélez fait religieux, alphabétisation et modernisation. Comment
l’expliquez-vous ?
La corrélation classique entre l’alphabétisation des femmes et la baisse de la fécondité auraient suggéré une baisse de fécondité intervenant d’abord en Europe du Nord pionnière en termes d’éducation. La précocité de la France, à titre d’exemple, en la matière est l’effondrement de la croyance religieuse qui est intervenue dans le demi-siècle précédant la Révolution.
Est-ce à dire que le franchissement d’un certain seuil d’alphabétisation est une condition nécessaire pour limiter la démographie, tant décriée par les Occidentaux, et constituerait une phase de modernisation des pays musulmans ?
Oui, et deux conditions sont nécessaires : la hausse du niveau éducatif et la baisse de la pratique religieuse, deux phénomènes qui sont étroitement liés mais dont l’association n’est ni simple ni instantanée. La coïncidence dans le temps du flux religieux et de la baisse de fécondité, sur l’alphabétisation, celle surtout de la femme, est un phénomène incontournable.
Je reprends votre propre question : l’effondrement du religieux serait-il une précondition de la modernisation démographique ?
Cette précondition est nécessaire. Nous sommes confrontés à un choix. La chute des fécondités iranienne, turque, tunisienne, marocaine, algérienne… rend-t-elle nécessaire l’hypothèse des désislamisations ? Est-il possible qu’un tel processus soit en cours quoi que sourd encore et méconnaissable? L’hypothèse est audacieuse et il est trop tôt pour l’affirmer. Il faudrait un espace plus laïc qui devient omniprésent dans la vie quotidienne des individus.
De quelle manière se fera la transition dans les pays musulmans ?
Par une population majoritairement alphabétisée et en route vers la modernité. La hausse de son niveau éducatif ouvre la voie à la baisse de fécondité et au développement économique. La trajectoire politique de l’Iran s’inscrit assez bien dans ce modèle qui associe modernisation culturelle, effondrement des structures d’autorité traditionnelle et violence de transition. L’Algérie, où un islamisme extrêmement sommaire ravage le pays depuis 1992, fournit une illustration d’un autre type. Dans ce cas, on peut associer à l’alphabétisation des hommes, majoritairement vers 1964, la lutte anticolonialiste. La crise islamiste qui arrive à maturité en 1992 ne concerne que les Algériens et se produit précisément au lendemain de l’alphabétisation des femmes, vers 1981. La fécondité a commencé à baisser, dans ce pays, en 1985. Le terrorisme se répand au moment de plus forte déstabilisation mentale de la population.
Finalement le «choc des civilisations» est une grande manœuvre politicienne ?
Par cette notion, c’est la spécificité musulmane qui est rejetée avec, en miroir, une spécificité chrétienne. Pour comprendre la modernisation de l’Europe, nous devons remonter un cycle long comprenant l’alphabétisation, la déchristianisation puis la baisse de fécondité. Le monde musulman est aujourd’hui au cœur de ces mutations et de cette transition vers la modernité. Aujourd’hui, la tentation est grande dans un monde rendu anxieux par la globalisation économique, de classes, de spéculations et de condamnations. Certaines puissances ont d’ailleurs intérêt à ce que s’installe dans les esprits la représentation d’un conflit de civilisations… celle qui masque les violences latentes des conflits économiques.
Youssef Courbage, Emmanuel Todd
«Le rendez-vous des civilisations» Editions le Seuil, Octobre 2007 12.5€