Lorsque la pièce commence, une saison avant l’assassinat de Patrice Lumumba, le spectateur est plongé dans une gargotte de Léopoldville, ex-Kinshasa, en 1960.
Dans une mise en scène aussi inédite que téméraire, Christian Schiaretti dépoussière la pièce d’Aimé Césaire, Une Saison au Congo, pour en redonner une couleur saturée d’actualité, politique et populaire. Elle raconte l’ascension de Patrice Lumumba, indépendantiste devenu Premier ministre, assassiné en 1961, érigé en héros messianique d’une révolution avortée.
Lorsque la pièce commence, une saison avant l’assassinat de Patrice Lumumba, le spectateur est plongé dans une gargotte de Léopoldville, ex-Kinshasa, en 1960. Ça boit de la bière, palabre, rit fort, vitupère et ne contient plus son envie de liberté et sa rancœur contre la présence belge. Cette dernière est au détour de chaque conversation. Le Congo est alors en proie à une jubilation mêlée de fièvre : celle d’un pays qui conquiert son émancipation dans la précipitation. A ce moment, Lumumba est un autonomiste modéré : avant l’indépendance, il souhaite accompagner le Congo vers l’unification.
Une bière à la main, il monte sur les cageots et, sous l’oeil irrité des policiers belges, harrangue ses ouailles. Intellectuel, poète, syndicaliste, "Lumumba est présenté de façon excentrique et abusive par Césaire, comme un camelot qui vend de la bière. Il trouve dans son rapport avec le peuple l’assise même de sa notoriété", analyse Christian Schiaretti. Tantôt compagnon de vieux rade, tantôt négociateur, l’homme politique, grave, interfère avec le joyeux poète, le tout servi par le verbe puissant de Césaire.
Pédagogie et politique
Cette interprétation très personnalisée d’Une Saison au Congo, troisième des quatre pièces d’Aimé Césaire, devrait faire date. On la doit à Christian Schiaretti, patron du Théâtre national populaire de Villeurbanne (Lyon) et admirateur du poète visionnaire de la négritude disparu en 2008. Sur les planches du théâtre des Gémeaux à Sceaux en région parisienne, une quarantaine d’acteurs forment un chœur chantant en lingala, en swahili ou en moré. Ces comédiens-chanteurs, Christian Schiaretti est allé les chercher :
six acteurs de la troupe burkinabè Béneeré et les autres principalement de la Belgique francophone. Quant à Marc Zinga, né en RDC, naturalisé belge, son travestissement en un Lumumba prophétique et charismatique est spectaculaire. Bref, la distribution est inédite sur une scène culturelle française. La mise en scène est animée d’une intention double, pédagogique et politique. Le travail de Christian Schiaretti est une continuation de l’œuvre de Césaire, indique Marc Zinga.
« La poésie crée une distance qui permet de bien mettre les choses en perspective. Cette distance, couplée au message politique d’espérance, redonne au théâtre sa fonction première : être didactique, populaire, et parler du présent ». Christian Schiaretti revisite ici une œuvre écrite en 1966, donc peu après les événements, et s’attèle à la tâche de lui redonner toute sa contemporanéité.
Marc Zinga interpréte le personnage de Patrice Lumumba.
Ainsi, avec Patrice Lumumba évoquant le "discours de Dakar de 2007", des libertés anachroniques sont distillées avec humour et subtilité. Le cynisme des puissances occidentales est aussi largement moqué : quatre jeunes banquiers belges, désemparés face à la perte de leurs ressources, cherchent le moyen de retourner la situation à leur avantage.
Loufoquerie de Schiaretti : le quatuor encravatté se met à râper la sécession du Katanga qui devrait permettre à l’ex-puissance coloniale de conserver toutes les richesses. Cela fait mouche : la salle explose de rire. Dans ce contexte, l’Onu est d’un côté ce candide floué par les grandes puissances, et de l’autre ce traître aux yeux de Lumumba, qui dénonce, dans une dernière lettre à sa compagne, "cet organisme en qui nous avons placé toute notre confiance lorsque nous avons fait appel à son assistance» mais qui n’est jamais venu.
Et le haut fonctionnaire des Nations unies ne se prive pas pour sermoner Lumumba, ce promoteur gênant d’une société plus égalitaire : L’Etat est un œuf : si vous serrez trop fort, il explose, si vous ne serrez pas assez, il tombe et se brise. Je ne sais pas si vous avez trop ou pas assez serré, mais il n’y a plus d’Etat congolais".
Personnage messianique
En politique comme au théâtre tragique, lorsque le cynisme le dispute à l’idéalisme, c’est le premier qui l’emporte. Aussi la tragédie a-t-elle tôt fait de reprendre sa principale licence : celle de tuer. Emprisonné au milieu de la brousse katangaise, Patrice Lumumba, Premier ministre désavoué, confie à ses deux ex-ministres devenus compagnons d’infortune sa «foi inébranlable dans l’avenir». Il fait l’apologie d’un Congo uni quand, en face, le Katanga préfère les compromissions avec l’ancien colon. La mécanique tragique est enclenchée.
Et Pauline Opango Lumumba ne s’y trompe pas : devant l’idéalisme obstiné et aveugle de son mari à ne pas écouter son oracle de femme, celle-ci chancelle. Elle devine que le funeste sort de ce trublion gauchiste est scellé : "L’élimination de Lumumba est un préalable à la réunification du Congo", réaffirment les Katangais, forts des soutiens belges et américains. Resplendissant en blanc maculé de sang, Patrice Lumumba se tort de douleur. Il supplie le Katangais, qui le poignarde dans le dos - tout un symbole -, de le laisser vivre.
Pas lui. Son Congo. Ce Congo qui lui était si cher, qu’il aurait voulu uni par-delà ses tribus et ses frontières artificielles, et pour lequel il s’est sacrifié. Le martyr n’est plus, vive le mythe. "Lumumba était une énergie positive pour son peuple et l’Afrique en général. Il a donné à rêver aux Africains. C’est ce qu’il manque à l’Afrique, car l’énergie du rêve permet sa concrétisation », confie l’un des quarante acteurs. « Je connaissais superficiellement la vie de Patrice Lumumba, raconte Marc Zinga. Cette pièce m’a permis de redécouvrir une véritable trajectoire météorique, un homme dans l’urgence. Il s’estimait contraint à un rythme effréné de réformes pour faire renaître un peuple".