Dès le matin, avant même que le soleil se lève, le chasseur se met en route. Tout habillé de noir, sa charge mortelle arrimée au ventre, il démarre. Le moteur vrombit dans le silence de l’aube. I’hélice tourne. I’avion s’ébranle, feux éteints, roule sur la piste, lève le nez, commence son ascension. D’une poussée régulière, il monte jusqu’à cinq mille mètres, se stabilise. Le jour est levé. De la mer et du ciel, des quatre bords de l’horizon, le chasseur est en vue. Je m’appelle Laura Carlson. Je suis née le 10 janvier 1944 à New York. Mon père est mort le 7 avril 1945 à Okinawa.
Je ne possède que deux photos de lui. Sur l’une, on le voit debout au garde-à-vous à côté de ses hommes, sur le pont du Maryland. Son visage est figé, impassible, tendu dans l’obéissance, comme déjà parti vers la mort. Sur l’autre, il tient maman par la taille à Central Park. Il y a du soleil, il sourit. Maman aussi sourit. Je ne sais rien de l’Amérique. Quand maman est rentrée en France, je n’avais pas encore deux ans. Elle est allée frapper à la porte du grand appartement de la rue de la Bienfaisance, celui de son enfance, celui qu’elle avait voulu oublier. Les parents accueillirent la fille prodigue et avec elle la moitié d’inconnue que j’étais et qui leur roula dans les bras. Sans doute posèrent-ils quelques questions. Ma mère se refusa. C’est de l’orgueil, disait encore grand-mère bien des années après.
Mon enfance fut sinistre. I’appartement était sinistre, mes grands parents étaient sinistres et maman s’enfonça dans un silence sinistre. Au début, elle essaya de travailler. Sur une idée de grand-mère, elle se fit embaucher comme professeur d’anglais dans le collège où ellemême avait fait ses études. Elle peinait à lutter contre la neurasthénie. Elle aurait pu voir un médecin. Personne n’y pensa. Un jour, elle n’eut plus le courage de préparer ses cours, d’affronter le regard compatissant de ses collègues. Grand-mère alla s’expliquer avec la directrice. On lui retira le fardeau du travail et, désormais, maman employa ses longues journées désertes à faire des patiences, des patiences toute la journée. Mes grands-parents prirent mon éducation en main et s’occupèrent de leur fille un peu comme on ferait d’une enfant attardée.
Quelquefois maman sortait. Nous dînions sans elle. Grand-mère nous ordonnait de faire vite, finissait par me donner à manger bien que j’eusse déjà quatre ans. La cuillère cognait mes dents. La soupe brûlait ma langue. Quand maman rentrait, j’étais déjà couchée. A travers les murs, j’entendais la colère étouffée de grand-mère. Maman se heurtait aux meubles et aux portes en poussant des gémissements qui m’effrayaient. Je tendais anxieusement l’oreille. « Si tu recommences, je t’enfermerai à clé», sifflait grand-mère. Peut-être mit-elle sa menace à exécution car pendant près de dix ans maman ne sortit plus.
Papa est mort à la guerre. Pendant longtemps, c’est tout ce que j’ai su. Quand je posais des questions, on me grondait. Ça faisait mal à maman. Je ne voulais pas faire mal à maman. J’avais le droit d’aller dans sa chambre. Je restais sans bouger à la regarder retourner ses cartes. Parfois elle s’arrêtait. Elle triturait mes tresses, enfin mes queues de rat, je n’ai jamais eu beaucoup de cheveux, au désespoir de grand-mère. Sa petite main nerveuse me tourmentait un peu mais je retenais mon souffle. Elle aurait pu tirer que je n’aurais rien dit. Si je posais ma main sur la sienne, elle sursautait. Jamais elle ne me serrait dans ses bras. Maman ne serrait rien, ne pesait nulle part.
Tous les jours, vers quatre heures, elle buvait un tilleul. Le long du grand couloir sombre, je m’appliquais à lui porter sa tasse qui tremblait dans mes mains. Je l’appelais doucement à travers la porte. Elle venait ouvrir sans bruit. Elle se penchait vers moi, ses cheveux lui tombaient devant les yeux. Elle m’asseyait sur le lit et me mettait dans la bouche un morceau de sucre imbibé de tilleul. Un peu d’eau sirupeuse me coulait sur le menton et avec application, méthodiquement, elle la repoussait de ses doigts dans ma bouche. J’étais comme tétanisée, pétrifiée de plaisir. Je faisais exprès de baver. On aurait dit que tout mon être s’était concentré dans mes lèvres que touchaient ses doigts. A six ans, je me trouvais sur les bancs de l’école à l’heure de la tisane et le plaisir disparut. Bien des fois j’ai souhaité que Bruno me nourrisse ainsi, sans l’intermédiaire de la cuillère. Je n’ai jamais osé le lui demander.
C’est grand-mère qui me lavait, qui m’habillait, qui me frisait les cheveux au fer, qui m’exhibait au marché ou à la paroisse où elle était dame patronnesse. Moi, je me taisais, je faisais tout ce qu’elle voulait. Elle était grande et forte, les épaules larges, les seins volumineux, les lèvres épaisses. Avec ses cheveux permanentés, elle dépassait grand-père. Tous, nous disparaissions sous elle. Bien qu’elle fût une dame respectable du quartier et que chacun la saluât très bas, j’avais confusément la sensation d’un trop de force qui se dégageait d’elle, spécialement lorsque je regardais ses grands pieds déformés par les chaussures pointues. Grand-mère était une femme mutilée, une femme sans douceur, sans faiblesse, qui arborait fièrement ses chaussures déformantes et nous menait tous à la baguette. C’est d’elle que je tiens ma force.
Jusqu’à ce que j’aille à l’école, je me rendais deux fois par semaine à la messe, le dimanche et le vendredi. Le dimanche, nous arrivions en avance. Grand-mère supervisait l’ordonnance des bouquets. Je sentais grossir derrière moi le brouhaha des chaises. Soudain l’orgue explosait, tout mon dos frissonnait. La nef s’illuminait et la procession des prêtres remontait avec solennité l’allée centrale, précédée de grands coups d’encensoir. C’était violent. Cela se reproduisait chaque dimanche, exactement de la même façon, et c’était d’autant plus violent. Le ciel semblait s’ouvrir. C’était presque déjà le bruit du chasseur.