Snobé par l’Académie, l’acteur américain aurait pourtant mérité une (impossible) double nomination pour «Shutter Island» et «Inception».- Ken Watanabe et Leonardo DiCaprio dans «Inception» de Christopher Nolan.
Nous savions que Leonardo DiCaprio n’avait pas le droit d’être nominé pour deux rôles la même année, mais il n’a même pas été nominé pour un. Mardi 25 janvier, l’Académie des Oscars a sélectionné pour l’Oscar du meilleur acteur Javier Bardem. Leonardo Di Caprio est jeune, beau, riche et puissant, mais il lui reste encore des gens à envier. Ses petits camarades oscarisés par exemple, lui qui est reparti bredouille de ses trois nominations : meilleur second rôle en 1993 pour Gilbert Grape, meilleur acteur en 2004 pour The Aviator et 2006 pour Blood Diamond. Mais aussi quatre noms enfouis dans les encyclopédies du cinéma, Emil Jannings, Richard Barthelmess, Ronald Colman et Maurice Chevalier : les seuls à avoir décroché, entre 1928 et 1930, une nomination à l’Oscar du meilleur acteur pour deux films la même année.
Un exploit que n’a pas réussi le héros de Titanic mardi 25 janvier lors de l’annonce des nominés aux Oscars, puisque ce «doublé» est désormais exclu par le règlement de l’Académie pour des raisons de lisibilité. Dommage, car le cru 2011 constituait un moment idéal pour le voir ressurgir: avant de s’attaquer à une série de personnages «historiques» (le patron du FBI J. Edgar Hoover, Jay Gatsby, un enquêteur sur le meurtre de JFK et le tueur en série H. H. Holmes), le plutôt rare DiCaprio —un film par an en moyenne depuis Titanic— a campé en six mois deux passionnants personnages d’«anonymes» dans Shutter Island de Martin Scorsese et Inception de Christopher Nolan. Et livré mieux que deux performances séparées : un «double programme» cohérent, comme on disait autrefois, un montage d’images entre deux personnages traversant une histoire du cinéma hollywoodien.
«Tous des produits de son imagination»
«Nous sommes tous des produits de l’imagination de Leonardo DiCaprio», expliquait mi-décembre un critique du New York Times, soulignant à nouveau le parallèle entre ses deux rôles d’homme enfermé dans un va-et-vient entre réalité et projections psychiques et dans le souvenir d’une femme aimée et, d’une certaine façon, fatale (Michelle Williams dans Shutter Island, Marion Cotillard dans Inception). Mais les deux rôles donnent aussi à voir autant de différences, ou plutôt d’oppositions, que de ressemblances.
Shutter Island attribue ainsi à DiCaprio un nom banal, Teddy Daniels, Inception un patronyme qui sonne comme tout un programme mental. Le premier l’isole assez vite dans une odyssée individuelle, le second l’installe à la tête d’une équipe de choc. Dans l’un, il doit affronter le paysage claustrophobique d’une île et ses obstacles (les falaises, la mer), dans l’autre voyager dans les niveaux infinis et fluides d’un subconscient construit comme un univers de jeu vidéo. Evoluer dans un décor de cauchemar expressionniste, traversé de flashes crus (le blanc des éclairs, le rouge du sang), ou dans un design capitaliste moderne tout en baies vitrées et en bâtiments gris métal.
On pourrait continuer longtemps à jouer au jeu des ressemblances et différences: fidèles aux motifs de l’escalier en colimaçon et de la toupie qui les traversent, Shutter Island et Inception sont des films-boucles enroulés autour du même axe, le rapport réalité-imaginaire, mais avec deux mécanismes différents. Revoir le film de Scorsese consiste à ramasser au fur et à mesure les petits cailloux, anagrammes, gestes, phrases anodines laissés de côté à la première vision, et qui éclairent sa conclusion. Revoir celui de Nolan permet de mieux comprendre le déploiement complexe de sa mécanique, comme une stratégie d’échecs —Ariane (Ellen Page), «l’architecte» des rêves, y a d’ailleurs pour «totem» un fou blanc.
Deux films-spirale : le colimaçon de Shutter Island, la toupie d’Inception
D’un côté une extraction, de l’autre une inception. Comme si Di Caprio voyageait entre deux hémisphères du cerveau du cinéma américain, l’hémisphère Hitchcock (le cinéaste fabricant de «tranches de gâteau» pour le grand public, dont on a «extrait» progressivement des obsessions très personnelles) et l’hémisphère Kubrick (l’auteur-démiurge, joueur d’échecs émérite déployant ses «coups» avec solennité).
Perdu sur le rivage : DiCaprio dans Shutter Island et Inception
«Quelques semaines avant la fin du tournage, j’ai commencé à oublier qui j’étais. Nous poussions ce personnage de plus en loin, jour après jour, en recréant un événement traumatique qui était soit un songe soit la réalité pour lui. Je me rappelle avoir dit à Marty [Scorsese, NDLR] : "Je n’ai plus idée de qui je suis ou de ce que je fais"», expliquait DiCaprio à la sortie de Shutter Island. Comme chez Cruise à la fin des années 90, ce qui fait la beauté de son jeu aujourd’hui n’est pas tant dans le registre de la «performance» (l’inspecteur déterminé, le cambrioleur high-tech, le fou divagant, le veuf inconsolable) que dans la sourde mélancolie qu’il dégage en passant d’un état à l’autre. Son arrivée au point de bascule, d’incertitude: voir la déchirante et très sobre conclusion de Shutter Island, qui «rattrape» quelques moments trop démonstratifs de la dernière demi-heure, ou la scène du réveil muet dans l’avion à la fin de Inception. Entouré de partenaires placides et terriens (Mark Ruffalo dans le Scorsese, Joseph Gordon-Levitt et Tom Hardy dans le Nolan), DiCaprio aura fait revenir pour nous en 2010 un des plus beaux personnages de cinéma qui soit : celui d’un homme hanté par une image, la fenêtre d’une maison qui s’ouvre sur un jardin où jouent des enfants. Et par un souvenir, celui d’une femme aimée et perdue, qu’il veut, tel Orphée avec Eurydice, tenter d’aller retrouver, mais au risque de la perdre à nouveau en songe, et lui du même coup.
Un fantôme qui traverse le cinéma moderne, de Hitchcock (Sueurs froides) à DePalma (Obsession) en passant par Resnais (le sublime et trop négligé Je t’aime je t’aime, auquel Inception fait parfois songer). Un spectre auquel DiCaprio offre sa carrure d’ex-jeune premier trop beau pour être vrai, qui se craquelle et le laisse échoué sur un rivage. Avec à ses côtés le spectateur rêveur qui l’a accompagné quand il se faisait un (des) film(s), et songe à cet air de Bashung: «Continent à la dérive, qui m’aime me suive, gouffres et ravins, tendez-moi la main.»
Par : R. C.