L’Harmattan, maison d’édition française, spécialisée dans le domaine maghrébin, arabe et africain, participe pour la première fois au Salon international du livre d’Alger. Ici son directeur général, Denis Pryen, fait le point. Il annonce la création prochaine d’un institut d’études méditerranéennes, la mobilisation de son entreprise pour être au rendez-vous du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie…
Midi Libre : Ça fait, je suppose, longtemps que vous n’êtes pas venu en Algérie…
Denis Pryen : Non… Je suis venu personnellement en Algérie quand même assez régulièrement, mais c’est la première fois que les éditions l’Harmattan prennent part au Salon du livre sur un stand avec 900 titres à peu près sur notre catalogue qui réunit 30 mille titres. On a pris les bouquins, un peu récents, autour de l’Algérie, autour de questions qui nous semblent assez fondamentales, dont le problème de la mondialisation, notamment les problèmes qui concernent l’eau, la sécurité internationale, les formations de l’armée, etc., tout ça ce sont des questions que l’on porte partout aussi bien chez nous que chez vous. On a aussi des bouquins en sociologie, en anthropologie et sur ce phénomène qui fait l’actualité chez nous, à savoir la nouvelle pauvreté. On a donc amené avec nous un échantillon en espérant pouvoir trouver ici des relais qui permettent de nous représenter un peu plus sur place et travailler plus aves les éditeurs algériens.
Vous êtes, je crois, à la tête de l’Harmattan depuis sa date de création en 1975, à une époque qui était pétrie dans les valeurs du tiers-monde ; que devient l’Harmattan à l’époque de la mondialisation ?
Oui, on a été perçu très, très fortement comme étant tiers-mondiste, aujourd’hui avec la globalisation ou la mondialisation, il y a absolument nécessité à ce que les intellectuels de tous les pays se rencontrent dans les colloques, dans des conférences et dans des échanges. On a besoin de connaître ce qui s’écrit sur l’économie de l’Algérie, autant que sur l’économie de la France, parce qu’on sait que partout ce qui mène un peu le monde, c’est malgré tout la finance, c’est un peu l’économie, donc il y a nécessité de continuer d’assurer le relais dans ces échanges. Par exemple, cette année-même autour de l’Harmattan, on va créer un institut d’études méditerranéennes, on a énormément d’auteurs de la Méditerranée des deux rives, on a plus de 300 auteurs algériens qui ont publié chez nous en France, et beaucoup sont avec nous en France, mais nous avons également des Italiens et des Espagnols. Le travail de tous ces universitaires pour nous continue, comme en 1975, à représenter une force de proposition. Personnellement, je crois qu’il y a besoin d’une réflexion à combler, quels que soient les régimes et les autorités en place, parce que les intellectuels proposent des solutions et analysent ce qui se passe et constituent vraiment une force de persuasion. C’est dans ce sens-là qu’on continue de travailler, de donner la parole aux universitaires, aux intellectuels, aux poètes qui ont aussi leur mot à dire pour un monde meilleur.
Que représente l’Algérie pour l’Harmattan ?
Je peux dire qu’au regard de mon histoire personnelle, - puisque j’ai connu l’Algérie en 1961-1962, ayant fait partie de la dernière vague des militaires envoyés sur place, - que j’ai eu la chance de voir notre départ avec tous les problèmes qui s’y sont greffés. Nous avons suivi l’Algérie avec tous les rebondissements. Il y a eu beaucoup de joie et beaucoup de drames, pour nous il nous importe beaucoup de voir actuellement l’émergence extrêmement forte de pistes de recherches, de gens qui sont convaincus que la société se transforme, qu’un avenir meilleur se dessine. Tout notre travail tend vers cette direction. Ce qui nous importe c’est de fournir le cadre d’une expression pour la majorité des gens afin d’arriver à une société qui soit bien plus sereine, puisqu’ayant préparé l’avenir des jeunes. Voilà un peu le sens de notre travail avec les auteurs algériens. Nous avons beaucoup d’espoir, on voit en Algérie l’émergence d’énormément de petites maisons d’édition qui prennent le relais et qui suivent les grandes telles l’OPU et l’ENAG qui restent des forces importantes. On décèle aussi une émergence de réflexions qui va un peu dans tous les sens avec des courants de reconnaissances des différentes entités culturelles, ça me semble important. Il est vrai que je trouve le secteur sciences humaines pures encore un peu négligé, mais je ne doute pas qu’il va naître. Il s’agira pour nous d’améliorer et d’amplifier un peu les échanges que nous avons eus toujours mais qui peuvent être plus nombreux entre nos deux pays. En 2012, il va y avoir l’anniversaire des 50 ans d’indépendance de l’Algérie. Cette année en France on est mobilisé fortement, des intellectuels issus de 17 à 19 pays d’Afrique francophone travailleront l’année durant sur la mémoire des deux rives et sur les mémoires partagées.
Quelle appréciation avez-vous du monde de l’édition en Algérie ?
On nous a dit qu’il y avait plus de 5 mille nouveautés par an. Pour nous qui découvrons le marché, on ne comprend pas trop bien comment on peut réussir et produire des livres à 3 ou à 5 euros. On cherche à comprendre un peu comment se positionner dans l’économie du livre, notamment en sciences humaines, pas nécessairement dans de gros tirages. On n’a pas eu le temps d’aller voir les libraires, sachant que ce maillon est pour nous un marché important. Donc on vient avec un œil neuf, et pour apprendre. Je ne sais pas exactement si le papier est subventionné ou pas ? mais le coût des intrants est quelque chose à étudier. Concernant les taxes, je suis content qu’elles soient passées de 17 à 7%. C’est vrai que le pouvoir d’achat y est très faible, nous n’envisageons une possibilité de travailler avec l’Algérie que si nous savons pouvoir faire venir nos livres à 50% du prix au maximum. Quelle économie, comment analyser tout cela ? Les chiffres on ne les a pas maintenant, mais on va travailler avec plusieurs éditeurs locaux pour vraiment comprendre comment ils font pour réussir ?
Si j’ai bien compris, c’est pour ces raisons-là que vous n’êtes pas représenté à Alger ?
Il faut savoir que c’est extrêmement difficile de travailler du point de vue administratif ; le crédit documentaire n’est pas chose facile pour nos partenaires, donc ce sont des choses sur lesquelles on doit se pencher tout en se disant qu’il y a une réelle ouverture et une réelle productivité importante sur le marché local. Si je vous disais qu’hier j’ai acheté 400 titres ici, je repart avec des valises pleines de productions d’ici tellement c’est riche.
Que pensez-vous justement de la qualité des livres algériens ?
On voit que du point de vue imprimerie, il y a vraiment sur place de quoi faire de très très beaux bouquins. De toute façon, il y a des points sur lesquels nous-mêmes on commence à être faibles. Par exemple, nous avons du mal en France à recruter de vrais correcteurs, on a du mal à sortir un livre à 260 pages sans tolérer qu’il y ait 10 ou 15 fautes. On a la même difficulté dans toute l’Afrique francophone, de trouver des correcteurs qui puissent faire un français sans faute. Mais il ne faut pas s’affoler, ça va venir, ça va venir même si on reproche à la francophonie d’avoir développé une langue extrêmement complexe et compliquée, à tel point que l’on se demande si le français pur et dur n’est pas un français d’une certaine classe sociale, et cela vaut aussi pour l’arabe classique. On pourrait se poser ces questions… Je crois qu’on va sortir un livre sur ce thème. Cela dit, du point de vue technique, il y a tous les éléments qui permettent de travailler fortement avec l’Algérie.
On dit de l’Harmattan qu’il a une image un peu controversée à propos des contrats d’édition et par rapport à son positionnement dans le marché français, il occupe je crois la première place sur un créneau précis…
Vous avez bien fait de me poser cette question. Oui nous sommes classés les premiers de l’édition française en termes du nombre de livres produits par an. Nous avons toujours eu un contrat qui stipule que l’auteur n’a pas de droits sur les 500 premiers exemplaires, pourquoi ? On est né en France à une époque où il y avait une «crise» dans le monde de l’édition, dans les sciences humaines, notamment. Nous avons fait le choix de ne pas rechercher de subventions. L’Harmattan s’est construit sans subvention, sans courir après les aides à droite et à gauche. Nous avons toujours compté sur nos propres forces. Pour vous donner une idée de notre évolution, nous étions 4 en 1975. Actuellement, l’édition l’Harmattan c’est 55 salariés, c’est une trentaine dans les librairies, nous avons repris le théâtre de Lucernaire qui fait 8 représentations tous les soirs, et on a créé une branche visuelle. Tout cela nous le faisons sans aller demander de subventions, donc on savait que nos auteurs faisaient un effort. On a été les premiers mais pas les seuls à demander aux auteurs de se présenter avec le prêt-à-clicher. On a publié 30 mille titres depuis 1975, nous n’avons pas été cherchés les auteurs avec des Kalachnikovs. S’ils sont venus chez nous, c’est qu’ils savaient l’intérêt de pouvoir publier souvent leur premier bouquin qui leur sert même de marchepied pour aller ailleurs. On a été un peu critiqué pour ce contrat, la Société des gens dits de lettres SGDL, je dis bien gens dits de lettres, parce qu’il y a beaucoup de gens de lettres qui n’appartiennent pas à cette société qui nous avait attaqués à l’époque. Cela veut dire que le premier droit d’un auteur, c’est de pouvoir être édité, sans qu’il y ait à chercher des subventions à droite et à gauche. Si on fait une comparaison avec le marché de l’édition algérien, vu de l’extérieur, celui-ci nous semble un marché fortement aidé et subventionné, or dans une société qui veut penser libre, au bout d’un temps, on doit être libre y compris des subventions. La controverse qu’il y avait aussi en France c’était de dire ah! L’Harmattan publie beaucoup, donc il n’a pas de directeurs de collection. Nous en avons 470, ce sont des universitaires, des chercheurs, des avocats et des hommes d’affaires. On a mis en place une économie du livre qui peut percer aussi et qui peut certainement donner même quelques petites recettes qui pourront même servir chez vous. Le marché algérien est totalement prêt à trouver une méthodologie afin de devenir plus indépendant par rapport au financement. Il n’est pas question qu’un marché comme le nôtre puisse produire au prix de vente que j’affiche sans avoir de l’aide derrière, ce n’est pas possible. Quand on voit le prix de vente de beaucoup de bouquins c’est le prix de production de l’imprimeur, donc voilà les questions sur lesquelles nous aurons à travailler, à éclaircir et à nous mettre d’accord avec nos partenaires algériens.