Rédactrice en chef de la rubrique culturelle du journal arabophone «Achark el Awsat» depuis 1995, maître de conférences à l’université libanaise et à l’université «El Qodaïs Youcef», Sawsan Al Abtah a commencé à écrire dans la rubrique culturelle en 1989 de divers journaux et revues. Nous l’avons rencontrée à la salle Atlas à Alger à l’occasion de la tenue du 1er Forum algérien sur l’information culturelle où elle était invitée pour y animer une conférence sur le thème de «L’information culturelle entre spécialistes et grand public, recherche de la spécificité» et un atelier de formation sur le reportage culturel.
Midi Libre : Dans ce forum réunissant gens de la presse et spécialistes, il est question du journalisme culturel. A votre avis, quel est la mission principale de celui ou celle qui exerce ce métier ?
Sawsan El Abtah : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. En général la tâche dévolue au journalisme culturel change avec la période et le contexte. De nos jours, je pense que le journalisme culturel doit continuellement essayer de prendre en charge les besoins des jeunes gens car les choses évoluent à la vitesse de la lumière. Du coup, les centres d’intérêt des gens changent, les populations en subissant l’influence de l’extérieur évoluent, les valeurs mutent, les traditions changent, et même les pensées changent. Alors le moins qu’on puisse attendre du journalisme culturel, - en dehors des couvertures et de la connaissance de l’actualité, - est qu’il se mette à l’écoute des changements et des nouveautés. Il est appelé à en parler mais tout en expliquant le phénomène : décrypter ce qui se passe dans la pensée, ce qui se passe au niveau des émotions, des enfants, des traditions… tout cela est culturel.
Alors il est en quelque sorte l’historien de son époque…
Non, pas vraiment. Plutôt observateur de son temps. L’historien a besoin de plus de temps pour sa recherche, il consulte une quantité de livres. Le journaliste culturel peut facilement trouver des éléments d’informations sur Google par exemple. Le journaliste est sur le terrain, pour observer les gens, leurs us… Il voit comment celles-ci se transforment. Par exemple, la langue utilisée pas les jeunes change perpétuellement, car la langue est le reflet de la culture. La musique populaire est également un autre élément d’information, car on ne verra pas à la télévision ce type de musique. D’autres thèmes sont également intéressants, comme l’attitude des jeunes envers l’internet.
On peut s’interroger sur leur goût. Tout ceci relève de la culture.
La culture ce n’est pas seulement le théâtre, la musique, le cinéma, la littérature les colloques et les séminaires, etc.
Les pages culturelles dans nombre de pays n’ont de culturel que le nom. Comment concevez-vous la rubrique qui les gère dans votre journal Achark el Awsa ?
Pour moi, il est nécessaire d’extraire cette rubrique du cloisonnement dans lequel elle a été enfermée. En tant que quotidien qui s’intéresse aux faits culturels, toute expression humaine existant dans la société arabe nous interpelle et nous ne pouvons nous priver d’écrire là-dessus. La caricature ou encore l’architecture, à titre d’exemple, sont des sujets culturels. L’architecture ancienne à mosaïque tend à disparaître et est remplacée par de grands immeubles, avec ascenseurs, dans lesquels les gens ne se rencontrent jamais. Il faut se demander comment on va arriver à transformer les mœurs et le tempérament des gens. Tout cela est culturel à condition que le traitement qui en soit fait soit culturel et non pas historique. La mise à contribution des anthropologues, sociologues, psychologues et historiens est nécessaire pour l’explicitation de ces nouveaux phénomènes. Si tout ça n’existe pas dans cette rubrique alors elle n’a pas lieu d’être. Et c’est valable pour toutes les autres rubriques, qu’elles relèvent de la politique, de l’économie ou du social…
Sans doute les centres d’intérêt différent d’un journal à un autre. Les uns privilégient les couvertures alors que d’autres les avants papiers. A mon avis, les journaux qui parlent d’un événement vieux d’une semaine n’apportent rien de nouveau à l’opposé de ceux qui annoncent la tenue de manifestations à travers des avant-papiers, que je trouve plus utiles par ailleurs dès lors que l’information publiée est de nature à attirer l’attention des lecteurs sur ces futurs événements. C’est dire que le journaliste culturel alimente la vie culturelle de son lectorat.
Pourquoi les journalistes culturels ne jouissent-ils pas des mêmes privilèges que ceux politiques ?
A mon sens, les intellectuels et les artistes sur lesquels nous portons notre attention, en leur consacrant nos articles, n’ont pas les mêmes pouvoirs que les hommes politiques. Lorsque par exemple j’écris sur un homme politique, de manière positive bien sûr, cela apportera un plus et une satisfaction au journal. Sur le plan de la rentabilité, l’intellectuel ou l’artiste n’apporte rien du tout. Nous travaillons dans un domaine où les personnes qui interviennent n’ont pas le pouvoir et donc de ce côté-ci, on ne peut s’attendre à des gratifications que seuls les hommes politiques sont capables d’offrir. Il faut y ajouter le fait que le lecteur est beaucoup plus friand d’informations sur un politicien que celles se rapportant à un artiste ou à un grand écrivain.
Un mot sur la situation actuelle de la presse dans le monde arabe ?
On ne peut parler de la presse sans évoquer la liberté d’expression. Reste que cette liberté est plus ou moins importante suivant les pays, les contextes et les responsables…
Je crois que la liberté se restreint de plus en plus, non pas pour des causes politiques, mais parce que la presse est victime du contexte qui prévaut dans les pays arabes en général.
Par exemple, il y a dix ans de cela, nous étions plus critiques, les écrivains et les artistes acceptaient cela. Nous faisions des critiques assez sévères des représentations théâtrales. Ces critiques étaient pourtant bien reçues par nos amis comédiens sans aucun problème. Aujourd’hui, hélas, on sent que nos artistes et écrivains n’acceptent plus d’être critiqués. Mais il y a aussi la pression, cette dernière n’émane pas uniquement des responsables, mais également des gens de l’extérieur. Cette pression devient morale, puisque on se sent à chaque fois le mal-aimé. Il est nécessaire que les gens acceptent la critique, l’essentiel est qu’elle ne soit pas diffamatoire.
Croyez-vous que le journalisme culturel est soumis à la censure au même degré que les autres rubriques ?
Non pas autant, sauf si la rubrique fait une incursion dans le domaine politique. Notre journal qui est disponible dans la plupart des pays arabes, ne souffre pas de beaucoup de restrictions. Un mot choquant dans un titre nous pouvons l’enlever, mais on le maintient dans le corps de l’article. Il va sans dire que le mouvement religieux a un rapport étroit avec ces restrictions. Tantôt nous avançons et tantôt nous reculons. Il est préférable de se débarrasser de mots figurant dans un titre comme «alcool» ou «nu»… même si nous sommes un journal international saoudite nous avons à maintes reprises parlé de livres audacieux dont les auteurs ont subi des pressions ou une censure.
Certains journalistes culturels se transforment de plus en plus en «star système» à l’instar des artistes…
Cela fait partie également de la mutation néfaste qui affecte notre époque. Malheureusement, l’argent tend aussi à pervertir notre métier et notre univers mental. Moi-même j’avais écris qu’il fallait financer et subventionner la culture. Aujourd’hui, je reviens sur mes propos et je le dis sans aucune honte, j’ai eu tort. L’argent qui a coulé à flot a fini par pervertir les intellectuels qui sont devenus des chasseurs de primes, de chambres d’hôtels, de voitures et ils ont oublié le travail créatif.
On reproche souvent aux journalistes culturels d’écrire pour eux, de ne pas se mettre forcément à la portée de leurs lecteurs. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas une accusation, c’est malheureusement une vérité. Il y a ce qu’on appelle le journaliste et ce qu’on appelle l’intellectuel. L’intellectuel n’est pas nécessairement un journaliste, alors que le journaliste doit être un intellectuel. Dans la majorité des cas, les intellectuels croient qu’il est facile pour eux de devenir journalistes, alors que les journalistes croient que le fait d’être journalistes, ils sont intellectuels. C’est une équation assez difficile. Tout simplement le journaliste doit s’auto-former et s’instruire. Il doit avoir une culture dans plusieurs domaines qui touchent au politique, à l’économique… il faut être ouvert sur tout. Car le journalisme est un métier avec des conditions que l’on doit respecter que l’on travaille en rubriques culturelle, politique, sportive ou économique… Le journalisme culturel ne doit pas être seulement d’opinion, il doit être informatif, réservant un large espace à l’analyse, dans une langue facile et accessible aux lecteurs.
En parlant da la langue, vous me rappelez que la presse libanaise arabophone a tendance à abandonner de plus en plus la langue classique au profit d’une langue presque dialectale…
Pas vraiment dialectale. Mais je pense que les Libanais possèdent une langue souple et fluide. Cela est dû peut-être au dialecte local et aussi au climat général qui y prévaut.
Ahlem Mostaghanemi avait déclaré que les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus influencés par le «show biz» que par les écrivains…
Oui, les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus audiovisuels que liseurs. Il faut comprendre que leurs référents culturels diffèrent des nôtres. Ils s’intéressent à des arts auxquels notre génération ne prêtait aucune importance. Ils s’intéressent au cinéma, à la danse contemporaine, au D.-J, le Slam... et les pages culturelles ne donnent pas une importance suffisante à ces arts.En vérité on ne s’adresse à personne.
En Algérie, on privilégie le sport ou la politique au détriment de la page culturelle. Es-ce le cas au Liban ?
C’est normal, il y a plus de lecteurs et cela fait rentrer plus d’argent. Oui c’est le cas aussi au Liban, mais pas le sport, c’est plutôt la politique chez nous.
Enfin, en votre qualité de rédactrice dans un pays arabe, quelle est la situation de la femme journaliste dans le monde arabe ?
Je pense que la femme ne doit pas se plaindre par rapport à sa profession. Mais elle doit se battre et arracher ses droits. Au Liban nous avons un nombre fou de journalistes femmes. En plus ce sont elles qui percent dans le métier. Il n’y à qu’à voir le nombre impressionnant d’Algériennes sur les chaînes satellitaires pour se rendre compte du phénomène. Je crois que les hommes n’ont jamais été des obstacles. Plusieurs de nos confrères soutiennent les femmes car ils croient en leurs capacités et à leurs talents. Je pense particulièrement à notre rédacteur en chef. Depuis qu’il a été nommé, le nombre des femmes n’a cessé d’augmenter.
K. H.