Née en 1977 à Tourcoing, Naïma Yahi est historienne de la culture de l’immigration maghrébine en France. Fille d’immigrés algériens employés dans le textile, sa quête du Graal la mène à la soutenance d’une thèse de doctorat portant sur «L’histoire culturelle des artistes algériens en France». Sa trajectoire bifurque vers la lutte en faveur des droits des immigrés. Elle ne peut alors qu’adhérer à l’association «Générique», qui lui confie, du reste, la mission de coordonner un projet européen de lutte contre les discriminations ethniques sur le marché du travail. Membre de l’équipe organisatrice de l’exposition «Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France», elle a également pris part à la concrétisation du projet d’édition du coffret de trois disques «Hna Lghorba» (l’exil, c’est nous). Il n’est pas toujours évident qu’on ait conscience du degré d’imbrication de notre culture avec celle de l’émigration que nous avons tendance à voir sous le prisme de l’altérité ! L’entretien que vous allez lire a le mérite de remettre les pendules à l’heure sur ce point précis. S’il semble s’adresser en premier lieu aux Français et aux binationaux, il n’en nous interpelle pas moins en tant qu’Algériens. Toutes les figures emblématiques de notre culture nationale ont intégré le Panthéon de la culture émigrée, voilà en résumé ce que nous tirons des propos de Naïma Yahi que nous avons rencontrée au Centre culturel français d’Alger en marge de la conférence qu’elle y a animée, dimanche dernier, sur le sujet. Le plus étrange dans cette affaire, c’est que les choses semblent rester en l’état puisque même les artistes les plus représentatifs de notre culture actuelle sont devenus des icônes en terre d’émigration. L’œuvre des Idir, Khaled, Takfarinas, Fellag, et nous en oublions, participe à la structuration de l’imaginaire de la France culturelle. La culture algérienne y avance toujours, même si elle n’évolue plus sur le même terrain que celui où durent se hasarder leurs aînés. Elle avance sur un terrain plus structuré, plus dense, qui s’est enrichi de réseaux de sociabilité, des apports d’une bourgeoisie émigrée encore balbutiante mais importante, et du développement d’une communauté intellectuelle, on ne peut plus féconde. L’image est frappante : Naïma Yahi révèle pendant sa conférence au CCF qu’en faisant ses recherches elle a mis la main sur une malle rouillée détenue par le ministère français de la Culture. Cette malle contenait 60 photos de grands chanteurs maghrébins. Au niveau du major EMI, elle avait trouvé 6 mille titres de chansons maghrébines produites en France mais personne ne savait «ce que c’était».
Midi Libre : Vous vous intéressez à l’histoire culturelle de l’immigration en France, pourquoi ?
Naïma Yahi : Parce que moi-même en tant qu’enfant d’immigrés algériens et en tant que membre de l’association «Générique», j’ai pris conscience que le volet culturel de l’immigration maghrébine était ignoré au profit d’une histoire économique du phénomène migratoire, on excluait l’enrichissement culturel de ces populations pour valoriser uniquement l’apport de la main-d’œuvre. C’est assez dangereux de faire ça. Pourquoi ? Parce qu’une fois que la main-d’œuvre est déclarée inutile dans un contexte de crise économique, c’est normal qu’on promeuve le retour au pays. Parce qu’on estime que ces populations n’ont pas enrichi le pays. Mais qu’elles coûtent de l’argent quand elles restent, eh bien non. Nous disons que non, ces populations enrichissent, pas seulement économiquement, mais également intellectuellement, spirituellement et humainement, et de ce point de vue-là, leurs revendications sont légitimes. Elles n’ont pas à partir dès que la crise économique pointe le bout de son nez. Et c’est parce que ce manque existait que j’ai voulu faire connaître au plus grand nombre l’apport culturel des populations maghrébines en France.
En quoi consiste cette culture au juste ?
Eh bien, elle est d’abord une parole qui témoigne d’une installation en France, d’une acculturation, sous forme d’une œuvre lyrique, poétique, picturale et musicale exceptionnelle qui participe de la vie artistique mondiale, partagée en l’occurrence par la France et l’Algérie et, bien évidemment, par les autres pays du Maghreb. Dans le cas qui me préoccupe et en particulier l’Algérie, quand je parlais tout à l’heure des chansons de «lghorba», des chansons de l’exil, elles appartiennent autant à la chanson algérienne qu’à la chanson française. Elles n’ont été créées que parce qu’il y avait une situation d’exil. Et parce qu’il y a eu une rencontre entre artistes en France dans un contexte colonial, injuste et violent, mais aussi dans une situation économique post-coloniale, aussi injuste et violente à l’égard de l’immigration.
Pourquoi d’après vous les Français ne se sont pas intéressés à cette culture ?
Ce ne sont pas les Français, je pense que c’est plus compliqué que ça, c’est l’immigration elle-même, les pays d’origine également, qui n’ont pas saisi l’importance et la réalité de ce patrimoine, parce que la violence coloniale a été tellement importante qu’elle a éclipsé la réalité culturelle partagée par les deux rives et avec la chape de plomb qui a été portée sur le fait colonial, ça a été idem pour l’effervescence culturelle qui l’a composée. Quand aujourd’hui émerge la mémoire du fait colonial, ce n’est pas un hasard. Si le fait mémoriel, en l’occurrence la mémoire culturelle, émerge en même temps, c’est parce qu’on demande des comptes à l’histoire coloniale qui dans le cas des Maghrébins, atteste qu’on est en train de prendre conscience du patrimoine culturel. Mais c’est aussi parce que l’histoire et la mémoire de l’immigration — qui n’est pas seulement celle du fait colonial, — est de plus en plus importante et reconnue, qu’on peut concevoir la dimension culturelle. Je conclus là-dessus, en disant simplement qu’il y a eu des pionniers et des visionnaires en la personne de Saïd Bouziri et Driss El Yazami, qui sont des militants en France, de mouvement de travailleurs arabes. Avec d’autres, ils ont déblayé ce travail culturel depuis plus de vingt ans. Ils ont pris conscience de cette amnésie sur le culturel, ils ont voulu cette recherche, quant à moi, je ne suis arrivée que quelques années plus tard sur ce terrain.
Vous ne croyez pas que la chape de plomb qui continue de peser actuellement sur la culture algérienne immigrée a partie liée avec le fait colonial avec cette vision qu’avaient les Français sur les arts indigènes ?
C’est peut-être le cas pour la fin du XIXème siècle, le début du XXème siècle, mais ensuite on se rend compte que c’est l’économie du culturel qui favorise ou pas l’émergence d’une transmission ou d’une diffusion des produits culturels. Quelle que soit l’instrumentalisation de la figure de l’indigène, du colonisé, les artistes, les intellectuels et les ouvriers au sein de l’immigration ont su déjouer le système pour avoir une culture riche et importante. Il est sûr qu’elle n’était pas partagée par la société française. Elle n’était pas connue par la société française, elle n‘était connue que par les immigrés. Les immigrés algériens ont constitué le premier public de cette production culturelle et ce, avant que ces artistes, ces intellectuels ne se produisent en Algérie, et parfois c’était le contraire. C’est d’Algérie que venait la production culturelle. Quand j’ai évoqué le parcours de Mahieddine Bachtarzi, c’est d’abord à l’opéra d’Alger qu’il fait ses preuves, qu’il rencontre le public algérien, après il va voir ses frères algériens dans l’immigration. Et il les accompagne vers une autonomie culturelle, une parole propre, mais la production culturelle vient d’abord d’Algérie vers la France. Et ensuite, elle rencontre les préoccupations de l’immigration et s’autonomise par rapport à l’Algérie pour mieux revenir après les indépendances.
Cette culture chez les immigrés est-elle indépendante de la sphère nationaliste, politique…
Dans un premier temps, elle est complètement mêlée, un exemple, je parlais de Mahieddine Bachtarzi, toujours dans l’entre-deux guerres ou de Mohamed al Kamal. Bachtarzi faisait des pièces de théâtre, des concerts pendant les meetings de l’Etoile nord-africaine, le parti nationaliste maghrébin. Et il conjurait ses frères à la conscience nationaliste, la conscience d’être des Algériens, des Marocains, des Tunisiens et de ne pas être dissoluble dans l’identité française.
Et ces artistes qui étaient du côté des nationalistes ont perduré pendant la guerre d’Algérie, on se rappelle de la troupe artistique du FLN à Tunis, composée en partie d’artistes issus de l’exil. On sait bien que Farid Ali, Ahmed Wahbi et Hsissen ont participé à l’émergence de la culture algérienne et du combat nationaliste mais c’est le cas aussi d’artistes comme Akli Yahyatène, qui a été quand même arrêté pour son action auprès des membres du FLN au sein de la Fédération de France. Donc, on sait que ce lien a existé et a perduré pendant la guerre de décolonisation.
Estimez-vous que vos recherches, vos travaux universitaires ont eu un impact sur la population immigrée ?
Ça commence, je pense qu’on peut mesurer les résultats dans les prochaines années. On le verra certainement du point de vue de l’Université française, et j’espère du point de vue des universités maghrébines. Pour le moment, je ne peux pas vous dire encore quel est l’impact, mais on a eu un très bon accueil de la communauté scientifique mais aussi des particuliers qui ont pu prendre connaissance de notre travail.
Dès lors que cette culture s’est exprimée en langue arabe ou kabyle, ça l’a peut-être rendue difficile à comprendre ?
Elle s’est aussi exprimée en français. On a aussi traduit et transmis… Si vous venez voir l’exposition à Paris, vous trouverez des paragraphes entiers de chansons par exemple de Zerrouki Allaoua, en transcription tifinaghe, traduits et mis à la disposition à la fois des Maghrébins et des non Maghrébins. Idem pour, par exemple, les chansons écrites par Missoum pour Saloua, vous les trouverez en langue arabe, et traduites en français. Il ne faut pas oublier que les enfants d’immigrés ne parlent pas forcément kabyle ou arabe, mais qu’ils n’en sont pas moins fiers de leur patrimoine culturel.
On a l’impression que cette culture s’exprime sur un seul support : la chanson…
Non, c’est parce que j’ai la passion pour la chanson, mais elle s’exprime dans la danse, la bande dessinée, dans la littérature, dans le cirque, la couture, l’art plastique, la peinture, la radio, etc. Elle est immense.
Votre appréciation concerne-t-elle une époque précise ou l’ensemble des phases historiques ?
Notre travail porte de la fin du XIXème siècle au tournant des années 80, la période qu’on a pu historiciser, mais on mesure aujourd’hui que l’effervescence est exceptionnellement importante. Les échanges entre les deux rives continuent, et on sait pourquoi, quand on regarde derrière nous. C’est une tradition d’échanges culturels qui a toujours existé, malgré le contexte violent du colonialisme.
On se rend compte dans la première partie du XXème siècle, entre les enregistrements anthropologiques et les écrits anthropologiques qui donnent la parole à des Maghrébins, dans un contexte aussi marqué par la présence d’intellectuels issus des élites maghrébines qui viennent de se produire en France, qu’on glisse vers une prolétarisation de la vie artistique et intellectuelle qui correspond aussi à l’émergence d’un nationalisme qui promet l’indépendance et dans ce contexte là on a la culture populaire de la chanson qui s’impose en masse. En même temps se développent la littérature et le théâtre, qui, lui, est le fait de l’élite intellectuelle. Cette culture ouvrière et cette culture des élites se retrouveront ensemble dans les années 70 pour évoquer le sort des travailleurs immigrés. Tout à l’heure je parlais de Mohamed prends ta valise avec Kateb Yacine. C’est une pièce qu’il a écrite de manière orale, comme vous savez peut-être avec des artistes et des ouvriers algériens avant de la proposer à ses compatriotes immigrés et prolétaires. Et donc cette culture savante et culture populaire se rencontrent dans le thème de travailleurs immigrés dans les années 70 avant de laisser sa place aux enfants de l’immigration qui eux connaissent une émergence médiatique énorme et se produisent en français majoritairement, mais en tenant compte parfois de la langue arabe ou kabyle dans la musique, mais tout en évoquant toujours leur sort d’immigrés.
L. G.