A travers les rues enchevêtrées du vieux Biskra qui n’existe plus et du nouveau Biskra étourdissant de laideur, le lecteur est captivé par la question fort indiscrète qui torture le narrateur. En refermant le livre, le lecteur se rend compte que comme le poisson, il a été ferré, pris à contre-pied dans une histoire relationnelle alors que les questionnements essentiels de l’ouvrage sont ailleurs.
Le dernier roman de Hamid Grine narre l’histoire de Azzouz, un Biskri installé à Alger, qui après le coup de téléphone de Omar, un de ses amis d’enfance, repart à Biskra sur les traces de son enfance et d’André Gide. Fonctionnaire, chargé de délivrer les permis de construire, Azzouz est travaillé par le démon de l’écriture. Un tantinet cynique, Azzouz profite de sa fonction précieuse pour se faire médiatiser même si les articles qui font l’éloge de ses œuvres s’adressent plus au signataire de permis de construire qu’à l’écrivain ! Entouré de la tendresse soupçonneuse de son épouse qu’il appelle Mme sangsue, le héros et narrateur semble enkysté dans le train-train de sa vie algéroise. C’est alors que le coup de fil impromptu de son ami d’enfance vient profondément le secouer. C’est que Omar n’a pas été n’importe quel ami ! Il est celui qui indirectement a été à l’origine de l’éveil de la vocation d’écrivain de Azzouz. En effet, à l’âge où les adolescents découvrent Gide à travers les cours de Mme varennes leur bien-aimée professeur de français, il apprend que Aïssa le père de son ami était très lié à l’auteur des nourritures terrestres dont l’écriture a débuté à Biskra. L’adolescent va alors de découverte en découverte. En rencontrant le vieux Aïssa qui lui parle avec affection du grand écrivain français, si différent de ses compatriotes pour la plupart méprisants et racistes, son regard sur sa ville qu’il considérait comme un trou perdu change profondément. «En côtoyant le père de mon ami, je venais de découvrir une légitimité culturelle et historique qui me permettait de vivre dans une ville qui avait inspiré Gide et ce – comment s’appelle-t-il déjà ? – Ah ! Oui, Hitchens qui a écrit The Gardenof Allah. Je sautais de joie en me rappelant ce Biskra, mais oui ce Biskra, qui m’étouffait de temps en temps , était la ville où se déroulait l’histoire du film Le Cheikh avec l’acteur Valentino. Un acteur hollywoodien vous vous rendez compte!» Après s’être lancé sur les traces de Gide, avoir mis ses pas dans les pas du grand homme, visiter les hôtels où il avait vécu, le café mythique où il s’installait en face du sanctuaire de Sidi Zarzour, l’un des saints de la ville, Azzouz n’est plus le même. Il découvre à la fois que sa ville a été un lieu fort visité par des personnages illustres et il est saisi par la fièvre de la lecture et de l’écriture. Lorsque ses parents quittent Biskra pour s’installer à Alger, il emporte dans ses bagages cette passion qui ne le quittera plus. Quelques décennies plus tard, son retour à sa ville natale prend l’allure d’une quête de l’enfance et d’un passé mythique partout bafoué et oublié. Sa ville n’est plus la même. Les monuments, l’architecture et les hôtels qui faisaient sa magnificence ne sont plus qu’un souvenir. Le nouveau Biskra chaotique, véritable scandale urbanistique le déprime profondément. Et pour couronner le tout, son ami Omar qu’il se faisait une joie de revoir est mort ! Après avoir récupérer un paquet que son ami lui a laissé, il découvre le journal que le vieux Aïssa tenait durant son enfance. Jour après jour, il revit les rencontres pleines d’un charme désuet qui réunissait le petit Aïssa et l’écrivain Français. Plein d’amertume quant au devenir de sa ville chérie, Azzouz va enfin la retrouver à travers les cartes postales d’époque qu’un collectionneur lui fait découvrir. Et, c’est le climax du livre, il découvre dans le tas une photo des deux amis : «Je regardais la photo à travers le verre grossissant et je vis sur le front du gamin une marque de naissance en forme de courgette….Par-delà la mort, Gide et Aïssa me faisaient un clin d’œil.» Avec une trame narrative bien ficelée et beaucoup de suspense, le roman se lit d’un seul trait. Azzouz est un anti-héros, égoïste et cynique étonnamment attachant. Le roman brasse plusieurs problématiques de l’Algérie indépendante sans avoir l’air d’y toucher. A travers les rues enchevêtrées du vieux Biskra qui n’existe plus et du nouveau Biskra étourdissant de laideur, le lecteur est captivé par la question fort indiscrète qui torture le narrateur. En refermant le livre, le lecteur se rend compte que comme le poisson il a été ferré, pris à contre-pied dans une histoire relationnelle alors que les vrais questionnements de l’ouvrage sont ailleurs. Des questionnements douloureux sur le devenir des villes algériennes et l’enfouissement de l’histoire. «Le Café de Gide est une manière légère de parler de choses sérieuses» déclarait l’auteur lors de la présentation de son livre à l’espace Noûn. Malgré certaines lourdeurs de style et un goût d’inachevé, le pari a été tenu.