Dégoulinant d’algérophobie, le texte d’Albert Devoulx, conservateur des Archives du service de l’enregistrement et du domaine d’Alger, n’en livre pas moins un étonnant portrait du grand raïs que fut l’indomptable Hamidou Ben Ali qui, avant de mourir en 1815 à l’âge de 40 ans, mit à genoux bien des navires de guerre des puissances ennemies de la Régence d’Alger.
C’est pour les faits d’armes et l’héroïsme tranquille de ses défenseurs qu’El-Bahdja a été surnommée «La bien gardée» ou «L’imprenable». L’un des plus grands et des plus proches de nous dans l’histoire de la capitale algérienne à la veille de 1830 a été, sans conteste, le Raïs Hamidou.
Né vers 1765 dans une modeste maison de la basse-Casbah, dans le voisinage immédiat de la mosquée Kaïd-Ali, sise à Zenkat Hassan Pacha, rebaptisée depuis Rue du Soudan, Hamidou était, selon ses contemporains, un typique enfant d’Alger, issu d’une famille originaire des Issers.
Un Kabyle d’Alger
«Il n’était ni Turc ni Coulougli. Il appartenait à cette classe d’Arabes fixés dans les villes depuis plus ou moins longtemps, que les indigènes appellent citadins et nous maures», écrit Albert Devoulx au premier chapitre. «Tout ce que je puis dire de mon raïs, c’est qu’il était de taille moyenne mais bien prise et qu’il avait le teint blanc, les yeux bleus et le poil blond. Conformément à la mode immémoriale des raïs, il se rasait toute la barbe et ne gardait que des moustaches, auxquelles, par compensation, il donnait toute liberté de croître (...) Voilà pour le physique. Quant au moral, il est bien entendu que je n’ai recueilli que des renseignements favorables. Hamidou était hardi, courageux, généreux, beau parleur, élégant dans sa mise et avenant avec tout le monde, les petits comme les grands, ce qui le faisait généralement aimer. Prompt à la répartie, il était légèrement hâbleur et fanfaron, mais n’en avait-il pas le droit, puisque ses actions ne démentaient jamais ses bravades ?» C’est ainsi que dès les premières lignes, l’auteur restitue au lecteur la personnalité de celui qui au métier de tailleur légué par son père a préféré le djihad en mer, dès l’âge de 10 ans.
Les archives ottomanes décryptées
Fils de l’érudit Alphonse Devoulx, passionné d’études arabes et islamiques, Albert Devoulx, qui décède 46 ans après la conquête, était lui-même arabisant. Mis en présence d’une masse considérable de documents écrits en arabe et en turc osmanli, il est aidé dans son travail de recherche par deux Algériens qui maîtrisent les deux langues et dont il n’omet jamais de signaler la collaboration. Il s’agit de Si Mohammed Ben Mustapha et Si Mohammed Ben Othmane Khodja. Dans un style surprenant où l’ironie et le mépris envers les musulmans se mêlent à l’admiration et à une forme d’identification à ceux qu’il considère comme des ennemis héréditaires de la France et des autres puissances de la chrétienté, Albert Devoulx a écrit entre 1871 et 1874 une vingtaine d’études sur l’Algérie du XVIe au XIXe siècle qui ont été publiées dans la Revue africaine.
Concernant cette «notice biographique» du Raïs Hamidou, l’auteur se réfère souvent au Deftar at-Tachrifat, littéralement Le Registre des Prises, sur lequel l’administration ottomane, avec son organisation caractéristique, notait minutieusement tous les combats et butins réalisés par les corsaires officiels de la régence. Le nom du Raïs Hamidou y revient régulièrement avec les chiffres extraordinaires de ses prises de guerre. Le chercheur français s’appuie également, quoique à regret, sur les témoignages de ses contemporains algérois qui ont continué à cultiver le souvenir de l’héroïque moudjahid de la Méditerranée.
Une fin héroïque
Finalement tué par un boulet de la marine américaine menant une grande expédition contre Alger, le raïs, disent ses descendants, avait demandé à être jeté à la mer par ses compagnons. Lorsque l’ennemi victorieux voulut le rencontrer, le second leur désigna ce qu’il en restait : juste un peu de sang sur son banc de commandement. Cette défaite obtenue par la ruse des Américains qui avaient hissé le pavillon de l’Espagne, alors nation amie, semble avoir sonné la fin de l’empire ottoman déjà fort mal en point. Inaugurée par «le mandat» de Omar Pacha assassiné en 1817, comme ses prédécesseurs en raison de sa cruauté, cette période est considérée comme maudite par les Algériens que Devoulx interroge. «Omar était maudit, me disait un jour un vieux raïs, débris de la marine algérienne, en me rappelant ces évènements. Que Dieu le maudisse!», rapporte l’auteur que la mort du raïs Hamidou semble sincèrement attrister.
En effet, sous le règne de Omar Pacha, les calamités fondent sur la ville : «Le raïs Hamidou est tué, les Américains dictent une paix humiliante, la peste désola la ville, les Anglais bombardèrent Alger et réduisirent en cendres toute la flotte algérienne sans exception.» Cette flotte que le défunt koptan avait enrichie de ses prises audacieuses.
Cette malédiction, explique l’auteur, aurait été le résultat d’une profanation faite par Hossaïn Pacha. Ce dernier n’aurait pas respecté la volonté des janissaires qui, après avoir massacré, en 1809, Ahmed Pacha en raison de ses exactions, avaient fait condamner la belle maison qu’il s’était construit, la jugeant indigne d’abriter des musulmans. «Maudit sera celui qui ouvrira cette porte», avertissait une inscription. «La malédiction s’abattit sur Hossaïn Pacha qui avait fait ouvrir la porte honnie et Dieu permit que sa contrée tombât au pouvoir des infidèles», rapporte l’auteur. Le texte de Devoulx, riche en documents d’archives ottomanes, introuvables actuellement, recèle également des extraits de documents européens et américains et également un certain nombre de témoignages oraux recueillis à la source.
Une perle d’algérophobie et d’anti-sémitisme
Cet ouvrage a également valeur d’échantillon de la mentalité algérophobe jusqu’à la malhonnêteté qui semble avoir été la caractéristique des chercheurs de la France coloniale. «L’instruction n’a jamais été le fort des Algériens et l’état-major de leur flotte ne faisait pas une exception à l’ignorance grossière et routinière qui distingue les pays musulmans. Les plus violents et les plus brutaux avaient de l’avancement préférablement à tous les autres : plus on tapait dur, plus on était réputé capable. Le bagage scientifique des raïs n’était donc point lourd, assurément, ni embarrassant le moins du monde. Point ne leur était nécessaire de pâlir sur les livres, et la preuve, c’est qu’ils laissaient dédaigneusement à leurs khodjas (secrétaires) l’ennui d’apprendre à lire et à écrire», souligne, entre autres, Devoulx. L’auteur se garde bien de signaler un fait qu’il lui était impossible d’ignorer : à l’époque, les équipages des navires battant pavillon algérien étaient largement composés de chrétiens convertis à l’Islam, originaires des pourtours de la Méditerranée. L’on se faisait alors «Turcs de profession», c’est-à-dire que l’on s’engageait comme corsaire de la Sublime Porte. Tout au long de son étude, l’auteur se contente d’ironiser sur «les honorables forbans», «les bons croyants», etc. en taisant cette réalité-là et cette autre que la course en mer était loin d’être l’apanage du seul empire ottoman. Toutes les puissances de l’époque s’y livraient. Les juifs ont également droit à des lignes pleines de fiel et de mépris qui nous replongent dans les merveilles spirituelles de la conquête coloniale qualifiée par l’auteur d’«établissement qui sera l’une de ses plus belles gloires (de la France ndlr) et la base de la civilisation du nord de l’Afrique». Un auteur à lire et relire si l’on veut comprendre de quoi sont faits les liens entre le présent et le passé.
«Le Raïs Hamidou» de Albert Devoulx
Editions Grand-Alger livres, 2005
Réimpression des éditions de 1859 et de 1911.
141 pages. Prix public : 400 dinars.