Invitée par le CCF et par le quotidien El Watan à animer avant-hier et cet après-midides débats sur les relations entre humanisme et décolonisation, Hélé Béji est une essayiste tunisienne dont les travaux font référence sur la question.
L’anthropologue de la décolonisation, la chercheuse tunisienne Hélé Béji, pose dans son dernier essai, un regard plus désenchanté que jamais sur les réalités post-colonisation. Cette lucidité désespérée s’adresse également aux pays colonisateurs qui, tout en prônant la démocratie et les libertés chez eux, en ont jugé indignes les peuples qu’ils ont tenté de soumettre. Comment dès lors dépasser le legs empoisonné ingéré durant les années de colonisation ? Toute la problématique des pays anciennement colonisés, qualifiés de sous-développés, puis d’émergents est résumée par l’auteure en quelques questions précises. «La liberté des peuples serait-elle un vain mot ?», écrit l’essayiste au terme d’un chapitre introductif où elle établit l’état des lieux. Après l’euphorie de l’indépendance est advenu «le lâche marasme des lendemains d’ivresse» et rien ne se passe comme rêvé par les militants de la cause nationale.
«Nous nous sommes cru meilleurs que les Européens, mais nous n’avons pas appliqué depuis que nous sommes souverains, cet idéal de justice que la civilisation nous avait refusé. Nous qui avons tellement subi le mal des autres, nous n’avons pas su en tirer une morale pour nous-mêmes. Nous avons adopté des manières de gouverner calquées sur celles des administrateurs coloniaux, comme si nous voulions leur donner raison, eux qui nous jugeaient incapables de nous gouverner nous-mêmes. Nous nous sommes montrés aussi brutaux entre nous que lorsque nous étions colonisés», souligne notamment l’auteure.
La déconvenue est, en effet, de taille pour les populations qui durant des décennies ont su tout sacrifier à l’avènement de l’indépendance. L’extraordinaire naïveté de ceux qui pensaient qu’une fois l’ennemi hors des murs de la cité, les choses iraient d’elles-mêmes est étonnamment bien illustré par cet essai de l’auteur qui, née dans une famille anticolonialiste est tombée dans la marmite de la politique dès son plus jeune âge. «Je suis née dans une famille anticolonialiste. Aussi loin que je me souvienne, nous ne parlions à la maison de rien d’autre que de politique. C’était la seule chose qui nous intéressait, et qui nous semblait valoir la peine qu’on y mit autant de véhémence et de passion. Tout le reste était insipide.» L’auteure décrit d’une plume particulièrement expressive cet attachement plus que sentimental, pratiquement viscéral, qu’ont voué les majorités des peuples colonisés à l’idéal nationaliste sans l’ombre de l’ombre d’une réserve critique. «L’anticolonialisme portait en lui nos rêves, notre panache, notre audace, tout le sens de l’existence, la grandeur de notre famille, la force du peuple, l’hymne à la fraternité, la bonté de la condition humaine, la beauté unique de notre pays, l’intelligence, la science, le progrès, la fin de toutes les superstitions, bref, le salut du monde.» Comment dès lors s’étonner de l’amère déconvenue qui s’est abattue sur ceux qui avaient figé leur idéal en icône inébranlable sans qu’aucune analyse des antagonismes inhérents à toute société humaine vienne les faire douter de la réalité du petit nuage rose sur lesquels ils planaient ? «Chacun croyait qu’en se délivrant du colonialisme il deviendrait du jour au lendemain un homme libre. Libre ? (…) Cet homme libre, je l’ai cherché partout, à l’Université, au Parlement, au gouvernement, dans les palais, dans les masures, à la ville, à la campagne, dans les corridors du pouvoir, dans les réunions de l’opposition, au haut de l’échelle, en bas. Je ne l’ai trouvé nulle part», reconnaît l’auteure qui, comme Dostoïevski, déclarait que la beauté sauverait le monde ajoute : «Seuls quelques poètes, quelques créateurs, tenus pour fous, bizarres ou extravagants , arrachent une ombre de liberté à la chape lourde et molle de la soumission générale.»
D’une plume fluide et caustique, Hellé Béji passe son univers au crible. Disparition de l’humanisme, vanité des origines, anti-occidentalisme, nouvelle pose religieuse et fausse démocratie et par-dessus tout, dilapidation du legs récent et perte définitive de l’héritage ancien sont les tares caractérisant l’ordre post-colonisation dénoncées vigoureusement par l’auteure. Cet essai qui résonne comme un cri de douleur semble ignorer les auteurs issus des mêmes réalités et qui pourtant considèrent cette étape de décolonisation comme inévitablement difficile et de loin plus complexe que la colonisation elle-même. Mouloud Mammeri et Mahfoud Bennoune, pour ne citer que ceux-là ne soulignaient-ils pas que les résultats de la colonisation ne deviennent immédiatement palpables qu’à partir de l’avènement de l’indépendance ? Pour ces deux penseurs, le combat le plus déterminant commence à l’instant du départ du dernier contingent des armées coloniales. La pertinence de cette approche se vérifie tous les jours que Dieu fait, à l’aune des luttes actuelles.
Hélé Béji est agrégée de Lettres modernes. Elle a occupé un poste à l’Unesco et enseigné la littérature à l’université de Tunis. Passionnée par ses recherches sur l’anthropologie de la décolonisation elle a écrit de nombreux ouvrages dont «Itinéraire de Paris à Tunis», Noël Blandin 1992, «L’art contre la culture» Intersignes 1994, «L’ Imposture culturelle », essai (Stock 1997), «Une force qui demeure» (Arléa, 2007).
Elle préside le Collège international de Tunis qu’elle a fondé en 1998. Elle a également co-signé de nombreux ouvrages collectifs sur le tiers-monde et les questions qui se posent au monde arabe.
«Nous, décolonisés» de Hélé Béji
Edition Arléa, janvier 2008
213 pages, 18 euros.