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«Il n’y a pas d’os dans la langue» de  Nourredine Saâdi
La mémoire éclatée
12 Juin 2008

Intériorité meurtrie, voyages,  excursions familiales, pèlerinage aux Lieux-Saints… Encore une fois l’écriture  de Nourredine Saâdi transporte. Le lecteur vogue sur la mer bigarrée des temps et des lieux.

C’est par un cauchemar, bien réel, que débute l’évocation des souvenirs de cet «homme sans âge, les yeux délavés par les soleils et les pluies» qui quelque part «dans une ville du Nord, installé dans un fauteuil de rotin, regarde par la balustrade  le Canal au loin». Eclatée en 13 récits de longueur inégale, la mémoire de l’exilé ne se soucie pas de symétrie. Le père de l’auteur, dédicataire de l’écrit, ne lui a-t-il pas appris qu’il n’ y a pas d’os dans la langue et que les situations mêmes les plus impalpables, finissent par être maîtrisées par le verbe ?
Le rêveur solitaire aux yeux bleus comme ceux de l’auteur «ne vit plus que dans ses histoires-deux vies, l’une dessous l’autre, l’une ici, l’autre là-bas, partagé entre deux pays, comme on habiterait deux terres, deux pays en un». C’est bien de cet étrange dédoublement des exilés qu’il s’agit. De ce dédoublement dans le temps et dans l’espace qui fait parcourir au lecteur des tranches de vie qui vont de l’enfance à l’époque «sans âge», cette frontière floue  de l’âge mûr. «Mon Dieu, pourquoi sommes-nous dans l’exil affligé d’une mémoire si lourde si inventive, et pourquoi donc ne pouvons-nous jamais oublier ?» se demande le narrateur d’une nouvelle pleine de fraîcheur contant une excursion familiale à Tala Guilef, où plus tard sont massacrés deux petits bergers.  
«Un homme nu», récit d’ouverture, relate trois séances de torture. «Mortifié, recroquevillé à même le marbre humide dans une cave voussue, moussue, baignée d’une odeur d’urine rance», le supplicié s’acharne à résister à ses tortionnaires et à ne pas livrer le nom qu’on veut lui extirper par tous les moyens. Après les sévices classiques infligés par des uniformes vert olive, c’est la batterie chimique qui est utilisée par une blouse blanche. Entre les raids de la souffrance qui le hache et le vrille, le supplicié s’accroche à ses souvenirs de vie pour résister au sentiment de flétrissure. «Tu auras beau conjurer ta douleur en l’écrivant. Les éclairs ressurgiront à tes yeux, et les étincelles te brûleront de ces lambeaux de scènes, de tes cicatrices meurtries, comme l’éternelle question de Job, Job des Ecritures qui répétait infiniment à l’éternel : Mais quand je parle, ma souffrance demeure ; si je me tais, en quoi disparaîtrait-elle ? Tu sais Job, des gens du livre, celui de la parabole de la souffrance qu’habitaient deux bouches : l’une pour la parole et l’autre pour le silence». Ainsi s’achève ce premier texte lancinant. Le second texte, d’une écriture plus allègre est tout aussi douloureux. «La maison du père», son intitulé, ramène les lectrices à ce lieu quasi-sacré en terre d’islam que constitue la maison paternelle. Une jeune femme algérienne prend l’avion pour Tunis où se trouve la maison-refuge où elle a grandi durant la Guerre de Libération nationale. Son père, médecin des moudjahidine s’y étant réfugié, échappant à temps aux recherches de l’armée française. Elle se rend au mausolée de Sidi-Bellahcen où elle allume un cierge, puis se recueille sur la tombe de sa mère. Au retour de ce pèlerinage aux origines, sa décision est prise. «On n’abandonne pas la maison de son père», cette pensée s’impose à elle avec force à mesure qu’elle erre dans le domicile familial, comme y a erré son père «à la poursuite du fantôme de maman»… Même à Tunis, l’adresse du domicile est 7, rue de Bagdad. La même que celle d’un voyageur qui revient au domicile des siens, dans la Casbah de Constantine et qui ne retrouve que ruines. S’ensuit une folle description de Constantine à travers les âges. Son âge à lui, ses durées à elle. Puis il s’avère que tout n’était que songeries, sur le divan d’un psychanalyste parisien. «Reine pauvre d’un peuple grouillant, elle accueillera toujours dans son corps généreux tous les rêves des conquérants des miséreux, des sans-lieu, des vaincus par la faim et les sécheresses.» Ces souvenirs constantinois fournissent l’occasion au déferlement affolé d’une  prose majestueuse et raffinée à laquelle Nourredine Saâdi nous a habitués surtout dès qu’il évoque son rocher natal. 
Ce dernier ouvrage de Nourredine Saâdi constitué de fragments poétiques, offre au lecteur, tout comme ses autres écrits, l’intense plaisir d’une promenade dans un monde où jasmin et cris des camelots forment l’écrin d’une existence déchirée.
Nourredine Saâdi est né et a grandi à Constantine. Professeur de droit à la fac d’Alger jusqu’en 1994, il a quitté le pays. Depuis, il a enseigné dans nombre de facultés françaises. Il collabore également à plusieurs revues et a co-écrit : «Matoub Lounès mon frère» et «Journal intime et politique».  Il est l’auteur d’essais et de romans dont  «Dieu-le-fit», «La nuit des origines», «Denis Martinez, peintre algérien», La maison de lumière, et enfin, «Il n’y a pas d’os dans la langue».
Son œuvre est traversée par la question des lieux qui, interrogés, livrent place à la vie qui les habite.

Par : Karimène Toubbiya

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