Le Midi Libre - Culture - La sagesse du hérisson
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«Textes zénètes du Gourara» de Rachid Bellil
La sagesse du hérisson
31 Janvier 2008

Le minutieux travail de compilation effectué par Rachid Bellil dans cette partie du Sud-Ouest saharien a le mérite d’attirer l’attention sur une situation d’urgence que le lecteur, en fermant le livre, ne peut que découvrir commune à de nombreux coins et recoins du pays.

En prenant connaissance de ce riche ouvrage de Rachid Bellil, qui a soutenu une thèse de doctorat à l’INALCO de Paris et qui est actuellement maître de recherche au CNRPAH, le lecteur fait bien plus qu’identifier l’exquise fragrance des ancêtres. A partir du corpus étudié par le scientifique, il est poussé à réfléchir sur l’imbrication entre les formes d’expression artistique développées dans sa propre région depuis des temps immémoriaux et le legs spirituel, moral, juridique, social culturel et linguistique dont l’islam les a imprégnés à travers les siècles. Le lecteur est tout autant interpellé sur la disparition qui semble inéluctable de ce patrimoine complexe, parfois dévalorisé par ses propres détenteurs. Une disparition souvent conséquente à l’introduction des médias lourds qui, en apportant des formes nouvelles d’animation et de divertissement, dans une langue tout autre, fait irrésistiblement tomber en désuétude l’héritage ancestral. «Les gens de maintenant, si tu leur dis : Allons à l’agrud (ahellil, ndlr), ils te répondront par : je rentre chez moi, il y a un beau film à la télévision. Si seulement notre parole (c’est à dire la langue tazenatit) « sortait » de cette télévision ou de la radio, on pourrait avoir de nos nouvelles et savoir comment nous allons ; on pourrait entendre dire à la télévision : Voilà ce sont les jeunes de Charouine ou encore que tous nos gens y apparaissent. Ah !» Ainsi s’exprime un Zénète interrogé lors du tournage d’un documentaire sur les recherches de Mouloud Mammeri au Gourara. Le minutieux travail de compilation effectué par Rachid Bellil dans cette partie du Sud-Ouest saharien a le mérite d’attirer l’attention sur une situation d’urgence que le lecteur, en fermant le livre, ne peut que découvrir commune à de nombreux coins et recoins du pays. Peut-être le degré d’urgence diffère-t-il, dans la mesure où dans bien des régions, les carottes sont déjà aussi cuites que l’époux de Mme Scarabée lors de sa noyade dans la marmite conjugale. (Selon un conte recueilli par l’auteur.)
Les mêmes fables à des milliers
de kilomètres
En effet, la moisson de textes proposée par l’anthropologue qui a consacré plus de trois décennies d’étude au Gourara, dévoile un fond commun où le lecteur reconnaît des souvenirs et retrouve des us et coutumes, probablement communes à, au moins une partie de l’Afrique du Nord. Ainsi les contes savoureux que les Gouraris se racontent à Timimoun, At Saïd, Kali, Agentour, At Aïssa, Awgrut et dans les autres Ksours se retrouvent à des variantes près, dans d’autres localités parfois distantes de milliers de kilomètres. On y apprend qu’il vaut mieux être un hérisson sage et rebelle à toute forme de tyrannie qu’un lion despotique aveuglé par sa propre puissance. Mme Scarabée, en cherchant une louche pour retirer son mari qui est tombée dans le chaudron en ébullition, déclenche des réponses en série de la part de ceux qu’elle appelle à l’aide. Elle est obligée de remonter jusqu’au silex pour faire du feu afin d’avoir le charbon dont le forgeron a besoin pour fabriquer une pioche. Cette pioche nécessaire pour enlever un peu d’argile à la carrière. L’argile dont le métayer a besoin pour réparer sa séguia et planter de l’herbe. Herbe nécessaire à la chèvre pour produire du lait dont Mme Scarabée tire du petit-lait qu’elle doit rendre à sa voisine pour enfin en obtenir la louche qui sauvera son époux. Entre temps ce dernier a complètement fondu et la voilà veuve. Elle ne sait pas qu’à 1150 kilomètres de là, à Jijel, Mme Pou a le même problème. Pour retirer son époux de la marmite où il est tombé, elle est astreinte à la même quête de la part d’un environnement exigeant. Mais si dans la version jijellienne la mort d’une petite puce provoque la démission finale du Sultan, à Timimoun la mort d’un rat provoque une hécatombe parmi tous ses congénères…
Le lecteur y apprend également qu’au Gourara les Tifqirin sont des litanies prononcées par des groupes de femmes âgées lors des veillées funéraires.
Peut-il ne pas penser qu’à Constantine et Annaba, Lefqirates sont des chants liturgiques pareillement chantés par des dames d’un certain âge pour accompagner des danses extatiques ?
Quand au lien avec le mot arabe Faqir, dont on désignait des mystiques ayant fait vœu de pauvreté et qui, traduit en persan donne Derviche, un autre mot bien connu du lexique mystique de l’islam, il pourrait être envisagé.
De même, à l’occasion de la décoration des planchettes de l’école coranique, les enfants zénètes vont quêter des œufs et des denrées alimentaires dans tous les foyers avec des chansons de circonstance. Une tradition pleine d’espièglerie également connue ailleurs…
Vie quotidienne, contes,
proverbes et devinettes
L’ouvrage publié en 2006 par le CNRPAH fait suite à la publication précédente de Rachid Bellil intitulé « Ksour et Saints du Gourara, dans la tradition orale, l’hagiographie et les chroniques locales » publié en 2003 dans la collection Mémoires du Centre de recherches.
La première partie intitulée «La vie d’antan dans les Ksour» regroupe un ensemble de 31 textes recueillis de la bouche même des habitants de différentes localités s’exprimant en tazenatit. Les témoignages sont transcrits en caractères latins avec, en regard, leur traduction en français.
L’auteur de l’ouvrage reprend scrupuleusement la forme parlée et semble avoir privilégié la traduction la plus intégrale possible. Le premier jour du jeûne, le mariage, le septième jour des noces, la naissance du premier enfant, yennayer, la nourriture, l’accueil des invités, la touiza…, le chercheur explore les aspects religieux ou profanes de la vie de tous les jours en 31 parties assez brèves et d’une lecture aisée.
La deuxième partie qui emprunte la même technique utilisée tout le long de l’ouvrage, est consacrée aux « Relations entre tribus et entre Ksour :  Jar Tiqebal d Tmurawin ». La troisième partie, l’une des plus consistantes reprend 20 récits hagiographiques.
Dans ces «Lqissas f Lawliyya» le lecteur découvre des marabouts et des saints aux pensées foudroyantes et aux conduites imprévisibles. De Sidi Musa de Timimoun, le saint patron de l’oasis rouge au Shaykh Ben Amar de Zwa, ce sont les pages de la spiritualité musulmane et même anté-musulmane dont l’auteur reconstitue l’enchaînement dans la région. Des textes merveilleux et riches en enseignements comme il est d’usage dans ce genre.
«Tunfisin», la quatrième partie est composée de 9 contes où se côtoient les fous et les sages, les riches et les pauvres, les animaux qui parlent et les dames scarabées qui n’arrivent pas à sauver leurs conjoints…
Après une vingtaine de devinettes d’une grande beauté et impossibles à élucider pour nos imaginations rabougries, l’auteur a rassemblé une douzaine de proverbes. « La vérité est dure /qui la dit est angoissé/ qui ne la dit pas / trahit son Dieu/ mais celui qui craint le seigneur/ la dira sans hésitation.» dit le neuvième proverbe.
L’Ahellil, une institution immémoriale
La cinquième partie, très étoffée « Lqissas f Uhellil » est un recueil de récits sur les relations entre quelques saints et l’Ahellil suivi du témoignage que fait un abechniw (le soliste meneur de jeu) sur son initiation à l’Ahellil. Deux récits descriptifs de l’Ahellil d’antan et de nos jours succèdent à ce témoignage.
La sixième partie qui précède un corpus de 17 poèmes chantés durant l’Ahellil est une analyse que l’auteur fait de ces textes. L’Ahellil, cette forme élaborée d’expression artistique caractéristique à la région est antérieure à l’arrivée de l’islam dans ces contrées. «Sous le signe de l’ambiguïté», titre l’auteur, qui résume ainsi la relation dialectique entre la nouvelle religion et les pratiques qui la précédaient et qu’elle a le plus souvent intégrées.
Comme dans la musique chaâbi ou andalouse, la coexistence d’éléments religieux et d’éléments profanes au sein du même texte poétique est l’expression la plus évidente de ce phénomène complexe.
Concernant les walis, marabouts et saints qui ont transmis le message coranique à travers des générations de chaînes initiatiques, leur rapport à l’Ahellil n’a été ni simple ni manichéen. De la position de rejet similaire à celle d’un Ibn Toumert interdisant des festivités nuptiales à Tlemcen, à celle du Soufi Sidi Ahmed Ben Youcef qui, trois siècles plus tard est « favorable aux concerts de musiques et de danses extatiques », les walis du Gourara semble faire une assimilation vivante et rationnelle du phénomène. « Selon un maître (shaykh) de l’Ahellil, à qui nous demandions des éclaircissements sur cette proximité des aspects religieux et profanes dans un même poème, l’Ahellil tel qu’il existe actuellement résulterait d’une fusion entre deux genres jadis distincts : le Tahlil dans lequel les wali chantaient l’unicité de Dieu (tawhid) et l’Ihwal dans lequel les Ksouriens exprimaient à la fois les tourments de l’amour, les relations dures entre les Ksouriens et les rivalités entre les soffs.» rapporte l’auteur
à la page 226.
Le livre est clos par un lexique zénète-français. En annexes, le lecteur trouvera des remarques supplémentaires ajoutées aux rituels décrits en première partie.
Nul doute qu’après la lecture d’un pareil travail, le regard du lecteur sur lui-même soit considérablement enrichi et qu’il soit amené à appréhender la problématique du patrimoine de manière approfondie.

Par : Karimène Toubbiya

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