Cet Indien des Caraïbes est un des pontifes de la «world fiction», une sorte de Dickens tropical qui puise son inspiration dans le tumulte des âmes perdues : ses personnages préférés sont souvent des êtres déchirés, des apatrides tiraillés entre des mondes antagonistes.
Le parcours de V.S. Naipaul, prix Nobel de littérature pour l’année 2001, est assez exemplaire de l’héritage colonial : né à Trinidad et issu d’une famille hindoue, il s’est fixé en Grande-Bretagne. Son œuvre, qu’elle prenne pour cadre l’Inde, les Antilles ou l’Angleterre, se veut une satire du postcolonialisme et un éloge de la liberté individuelle. Considéré par l’ensemble des critiques comme une signature exceptionnelle, cet Atlas de la littérature mondiale, porte tous les fardeaux de la planète sur sa plume. Observateur universel, V.S. Naipaul féroce chroniqueur du désarroi postcolonial, le Nobel 2001 ne cesse en effet, de multiplier les déclarations alarmistes pour signifier que notre époque est malade.
Il faudrait, par ailleurs, savoir que cet Indien des Caraïbes qui a émigré à 20 ans en Angleterre est aussi un des pontifes de la «world fiction», une sorte de Dickens tropical qui puise son inspiration dans le tumulte des âmes perdues : ses personnages préférés sont souvent des êtres déchirés, des apatrides tiraillés entre des mondes antagonistes. C’est notamment le cas de Willie Chandran, le héros de Semences magiques, traduit en français en 2005 et second volet de «La Moitié d’une vie», l’un des textes les plus importants de l’œuvre de V.S. Naipaul. Ainsi, parce que son père a renié la noblesse de sa caste pour épouser dans l’Inde des années 1930 une déclassée, Willie est un «sang-mêlé», thème cher à Naipaul, qui ne parvient pas à assumer sa naissance honteuse, sous le signe de la bâtardise. Après avoir moisi dans l’ashram familial, il a glandouillé dans la bohème londonienne et croupi dix-huit ans en Afrique, un continent fantôme, livré à la violence et aux égarements du sexe...
Semences magiques de V.S. Naipaul est également une œuvre majeure de l’auteur. Chronologiquement, elle se situe en fin de cycle, un cycle qui avait été déjà entamé avec une autre œuvre intitulée «La moitié d’une vie» puisqu’il s’agit d’une seule et même histoire, celle de Willy Chandran et de ses expériences dans diverses parties du monde. Dans le continent africain, mais aussi dans le sous-continent indien et parfois, épisodiquement, en Europe, mais dans des lieux chargés d’une très forte symbolique à travers Londres et Berlin. Des aventures que le héros du roman traverse presque avec désinvolture, une version moderne des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Mais de quoi s’agit-il en fait ? En résumé, ou si vous préférez, pêle-mêle, il est question de la première révolution dans une ex-colonie portugaise en Afrique, d’une deuxième vécue de façon active en Inde où il s’agit cette fois de libérer la caste des intouchables et une troisième, qui se déroule en Angleterre qui concerne la classe ouvrière ou ce qu’on appelle la révolution des banlieues. Trois révolutions vécues par le même personnage et cela fait beaucoup pour l’auteur de l’oeuvre nobélisé. Cela pourrait prêter même à la confusion des genres, due à la profusion des styles, caractères et idéologies. Et c’est là qu’intervient le génie de l’auteur en ce sens qu’il vous pousse d’abord, à admettre, ensuite à accepter et enfin, à adhérer à une vision globale, voire universelle et cosmogonique d’un monde qui nous interpelle, non pas le monde dont parlent les médias et autres moyens d’information. Non pas également un monde ésotérique, fermé ou imaginaire. Un monde bien réel mais dont on ne parle jamais pour plusieurs motifs, religieux sociaux économique ou culturels, un infra monde ou un sous-monde, celui des gens qui vivent en marge de quelque chose, à la frontière de… V.S. Naipaul nous fait découvrir une réalité que nous méconnaissons ou que nous avons oublié ; que toute civilisation a ses intouchables et qu’il faut juste se donner la peine de les découvrir. Pour cela, il suffit de parcourir la banlieue planétaire. A l’image de Willie, Naipaul fait de l’homme l’acteur d’une tragique imposture. Terrible piège, dont il ne parviendra à s’échapper qu’en se livrant à la fatalité. Et le dernier acte est tout aussi amer que symbolique de la condition humaine dans cette époque contemporaine : expédié en prison, seul havre convenable pour cet éternel déraciné, Willie finit par être amnistié et se retrouve à Londres, où, trente ans auparavant, il avait cru dénicher l’eldorado. Il aura tôt fait de déchanter une fois de plus, car l’Angleterre qu’il découvre est la proie des pires vulgarités: snobisme, esbroufe, arrivisme, manigances immobilières, adultères, trahisons à tous les étages... Avec cette scène finale, digne de Fellini comme diraient certains, où se trémousse un diplomate africain qui ne couche qu’avec des Blanches, dans l’espoir d’«avoir un jour un petit-fils blanc». Cruel Naipaul qui, avec ces «semences magiques» si peu féeriques, signe un conte moral dur et froid comme le marbre, avant de conclure: «On a tort d’avoir une vision idéale du monde. C’est là que le mal commence». N’est-ce pas là une leçon qui donne à réfléchir ?