Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur fait le bilan, pratiquement au jour le jour, depuis les années indépendance dont les interrogations douloureuses auxquelles elles ont donné lieu. L’auteur avertit d’emblée que comme pour le précédent travail, son intention n’y est pas de faire œuvre d’histoire.
Sous-titré «Novembre, où en est ta victoire?», ce nouvel ouvrage de Medjaoui entreprend de narrer les décennies de lutte qu’il a menée avec tous ceux qui ont à cœur de sauvegarder les principes de Novembre contre toutes les manœuvres qui ont fini par installer à demeure un système félon et liberticide. Abdel’alim Medjaoui livre ici la seconde partie de son témoignage dont la première partie est parue sous le titre «Ce pays est le nôtre». Né à Tlemcen en 1935, l’ancien moudjahid et détenu des geôles coloniales fait le portrait de ses compagnons de lutte et narre les années de détention. Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur fait le bilan, pratiquement au jour le jour, depuis les années indépendance dont les interrogations douloureuses auxquelles elles ont donné lieu.
L’auteur avertit d’emblée que comme pour le précédent travail, son intention n’y est pas de faire œuvre d’histoire. «Je vais devoir faire appel à des faits encore plus brûlants d’actualité, qui font toujours sentir leurs effets immédiats sur la vie des gens et du pays. Je vais sans doute évoquer des personnes dont beaucoup vivent encore parmi nous ; et toute cette matière est loin d’avoir fait retomber et pacifier ses passions, oublier ou même calmer ses douleurs ; elle est loin d’avoir intégré la sérénité de l’histoire…», peut-on lire dans la préface.
En effet, c’est là le compte-rendu de pas moins de trois décennies d’engagement et d’activité dans l’Algérie libérée que l’ex-dirigeant communiste entreprend de faire. «Non sans risques», souligne-t-il car il éclaire ses anciens compagnons de la guerre de Libération sur la nouvelle orientation que sa vie a prise à partir de 1963, année de son adhésion au PCA en même temps qu’il répond à ceux qui, nombreux de la génération qui succède à la sienne, ont engagé leur vie et leur carrière à la lumière du crédit placé en lui. «Il s’agit surtout», écrit-t-il avec justesse, de «dialoguer avec ces décennies d’indépendance et, les considérant comme une entité vivante, de réagir en conséquence aux interpellations critiques de cette tranche cruciale de notre histoire.»
Analyser le réel en devenir
Medjaoui qui, après avoir rejoint le PCA en 1963, a été un des dirigeants du PAGS jusqu’à son départ en retraite en 1993. Il s’efforce de s’adresser au lecteur avec un style rigoureux et selon une approche scientifique.
Echapper aux facilités de la langue de bois ainsi qu’à l’appréhension subjective des faits souvent saisis comme des échecs ou des victoires, selon des critères de justice ou d’iniquités, c’est ce qui guide l’auteur tout au long de son propos. Tenter d’éviter le poids du présent qui brouille la mémoire et l’altère au point de déformer la vision des événements passés, s’en tenir au sens premier des moments vécus, ressusciter leur fraîcheur propre semble être son souci principal . Se réclamant de la fermeté méthodologique d’un Jacques Berques, Medjaoui définit l’étape traversée par l’Algérie en ces termes : «Notre peuple poursuit sa lutte pour donner la réponse la plus juste, la meilleure possible, au problème non encore résolu, malgré les indépendances politiques, celui de la décolonisation qui reste le problème par excellence de notre temps, celui dont la solution déterminera la marche du monde dans ce troisième millénaire.»
Et il poursuit avec un optimisme revigorant : «Et ce n’est pas faire preuve de prétention déplacée que d’estimer que le grand acte par quoi notre peuple a fourni une contribution majeure dans la chute du système colonial, le place dans la perspective de tenir encore un rôle considérable dans l’œuvre de remodelage en cours du monde, particulièrement dans notre aire méditerranéenne et arabo-africaine.»
Ainsi, évitant toute approche plate et simplette d’une histoire complexe, ô combien, l’auteur met en garde contre la tentation de faire croire aux jeunes que les difficultés et problèmes de l’édification nationale tirent leur origine des dissensions et désaccords qui ont émaillé la période du combat armé. Le danger de cette manière de faire étant, selon lui, de disqualifier aux yeux des nouvelles générations la lutte des aînés et son résultat, l’indépendance. Au contraire, c’est de la fierté que lui inspire le combat des générations précédentes que les jeunes d’aujourd’hui devraient tirer des raisons d’être optimistes, explique l’auteur. «Notre génération, à la suite de celles qui nous ont précédés, a démontré que l’on peut défaire l’adversaire si l’on est résolu à se battre et que l’on apprend à la faire, en s’armant des moyens et des propres valeurs dont se targue cet adversaire, ainsi que l’ont si bien enseigné un Jugurtha ou un émir Abd-el-Kader, pénétrant le système colonisateur et ne négligeant pas d’agir de l’intérieur même du nouveau cadre idéologique qu’il a imposé», ne manque pas d’écrire Medjaoui en guise de conclusion à sa riche préface.
Un récit passionnant
Avec un style sobre, accessible et très vivant, l’auteur restitue la chronologie étape par étape d’une difficile décolonisation. Le récit s’organise en deux parties : ‘’Le temps de l’ambition sereine’’ et ‘’Le temps des naufrageurs : la tragédie déshonorée’’. La première partie s’étale de 1962 à la mort du président Boumédiène en 1978. Sept chapitres s’y succèdent, qui vont de «Seb’a snine barakat !» Ce cri que poussent les Algériens devant les luttes fratricides qui se déclenchent, à «J’arrête de faire de la politique !», cette célèbre phrase par laquelle le regretté Mohamed Boudiaf met fin à son activité d’opposant à la vue de l’immense affliction populaire qui submerge le pays durant les obsèques du président Boumédiène. «Il ne se doute alors pas du tout que le peuple, les jeunes, lui revaudront son geste et lui rendront, quand il se sacrifiera pour eux, pour le pays, un hommage aussi émouvant que celui devant lequel il a fait sa courageuse autocritique (…)», écrit l’auteur. Le récit débute dans un Alger chaotique et déchiré, où un jeune homme, l’auteur, plongé dans le désarroi, pense à changer de pays et peut-être de nationalité… Le conflit de la section de l’UGEMA à laquelle il appartient avec les responsables de la fédération de France du FLN à Bruxelles (où il étudie la médecine), semble le déstabiliser profondément. Il participe au congrès de l’UGEMA qui se termine en queue de poisson mais où il retrouve un compagnon de lutte, le Dr Nekkache : «Quel bonheur, oui, dans le climat délétère de la ville et du pays !» Ce dernier lui apprend la bonne nouvelle de l’ouverture de l’université de médecine . C’est ainsi que Medjaoui décide de son retour définitif au pays. Le récit commence donc par la vie des étudiants en médecine. Une vie que l’auteur adorait d’autant qu’il était encadré par de brillants professeurs qui formeront une relève impressionnante. La vie de l’auteur est doublement laborieuse car parallèlement à ses études, il milite dans les rangs de l’UGEMA qui devient l’UNEA à l’issue de son cinquième congrès. Mais c’est la lecture du journal Alger-républicain qui joue un rôle important dans l’évolution politique qui le fera communiste.
Une vie de labeur acharné
Un chapitre consistant est consacré au Journal Alger-républicain et aux luttes qu’il continue à mener même dans le contexte de l’Indépendance pour son autonomie d’analyse et d’action. L’importance du journal est phénoménale et gêne déjà les nouveaux dirigeants. «Alger-rép. a été la cheville ouvrière de la création, en Juillet 51, d’un Front algérien pour la défense des Libertés (FADL). Ce front a répondu au besoin lancinant d’unité et a regroupé le MTLD, le PCA, l’UDMA et les Ulama…», écrit l’auteur en détaillant l’extraordinaire aventure de ce quotidien ‘’pas comme les autres’’.
Les autres chapitres de cette première partie, relatent d’une manière très dense les premières années de l’Indépendance, marquées par le coup d’Etat de 1965. ‘’De l’UGEMA à l’UNEA’’, ‘’le coup d’Etat’’, ‘’Aziz, Omar et les autres’’, ‘’Qararna’’, autant d’étapes qui voient l’auteur et ses camarades, frappés par la répression au milieu d’une vie de sacrifices et de labeur acharné. Toutes les analyses qui ont guidé le PCA, puis ont mené à la création de l’ORP et enfin, celle du PAGS sont résumées avec verve et accompagnées d’un foisonnement d’anecdotes significatives.
Le lecteur retrouve avec émotion des militants valeureux qui ont depuis été assassinés par les islamistes : Abderrahmane Chergou, Azziz Belgacem, Abderahmane Belazhar, Rabah Guenzet… Les dirigeants comme Sadek Hadjerès, Bachir Hadj-Ali, Abdelhamid Benzine sont évoqués en pleine activité et décrits avec leurs caractéristiques individuelles. L’auteur, de clandestinité en clandestinité, de refuge en refuge, de tâche en tâche, nous fait toucher du doigt la réalité souvent amère d’une vie vouée à la lutte.
La deuxième partie relate la période Chadli et le début de la fin. Dans le dernier chapitre, consacré à Boudiaf, sont également évoqués les problèmes internes qui ont miné le PAGS et précipité sa disparition. L’épilogue interroge longuement la période présente.
Medjaoui signe là des mémoires très denses, riches en faits historiques et d’une grande portée pédagogique.
«Le géant aux yeux bleus» de Abdel’alim Medjaoui
Editions Casbah, Alger, 2007, 476 pages