Nourredine Saâdi fait partie de ces nouveaux auteurs qui abordent des nouvelles thématiques avec une forme esthétique originale. L’une des caractéristiques de son écriture est sa focalisation sur la mémoire individuelle et collective.
Le corps narratif dans l’œuvre de Nourredine Saâdi textualise une mémoire chargée de sens, un sens qui traduit les phénomènes identitaires les plus complexes. Pour preuve, les deux premiers romans de cet écrivain talentueux projettent un univers romanesque qui explorent sans cesse les dédales et les impasses d’une mémoire qui n’a toujours pas délivré ses secrets.
Une épopée algérienne
Dans Dieu-le-fit (Albin Michel, 1996-Prix Kateb Yacine), la destruction d’un bidonville qui a pour nom Dieu-le-fit ramène ses occupants dans leurs douars d’origine. Commence alors la lente déportation vers un but lointain et inconnu, puisque les habitants de Dieu-le-fit n’ont jamais eu d’autre foyer que cet habitat provisoire. Et cet exode, conduit par un caporal zélé, maître du temps et des destinées, devient la vivante épopée d’hommes et de femmes habitués à subir, mais porteurs de mémoire, de rêves et de savoirs qu’on ne pourra jamais éradiquer. Nous voyons bien que derrière le drame des déplacés du bidonville Dieu-le-fit, il y a une mémoire tissée dans la douleur et la déprime, face à l’absurdité d’un système qui s’est érigé en destructeur de tout ce qui fait de l’être son essence. Etrangement, «la Wallachye» (le pays imaginaire dans lequel se déroule le récit) devient une métaphore ; elle ressemble à cette Algérie en proie à la violence et au déracinement identitaire.
Dans son deuxième roman La Maison de lumière (Albin Michel, 2000), Nourredine Saâdi ne quitte pas non plus son registre principal en évoquant l’histoire de cette maison mauresque qui baigne dans un soleil magique, en face d’une mer constamment bleue. Une maison porteuse de toute l’histoire de l’Algérie traversée par des moments de bonheur et des blessures béantes. Construite tout d’abord pour le vizir du dey d’Alger durant la période ottomane, puis, devenue caserne au temps de la colonisation, occupée ensuite par un marchand juif et par un général français, avant de tomber dans la déshérence à l’indépendance. Il est vrai que le travail historique et narratif de l’écrivain renvoie à des lieux vrais, mais surtout à une vérité qui est soutenue par une narration qui repose sur les mythes, les symboles, les fantasmes et sur des ingrédients enfouis dans la mémoire que seule l’écriture romanesque est capable de rendre visible.
Quant à son dernier roman La Nuit des origines (Editions de l’Aube, 2005-Prix Beur FM, 2006), Nourredine Saâdi continue son exploration, sa recherche et sa reconstitution d’une mémoire fragmentée dans tous ses prolongements et ses histoires en évitant les idées réductrices qui font de l’identité un monde fermé sur lui-même.
C’est tout simplement l’histoire d’une femme, Abla B., venue à Saint-Ouen en quête d’un éventuel acquéreur pour un vieux manuscrit de valeur qu’elle a rapporté de son exil d’Algérie, qui entre dans une boutique et découvre, stupéfaite, un lit à baldaquin, semblable au sien, laissé à Constantine.
Enfants de la nuit
et du texte
Autour de ces deux représentations symboliques des origines vont se tisser des histoires croisées entre des êtres et des choses, des personnages et des objets, sur fond d’un amour impossible. Il faut dire qu’en arabe — la langue du manuscrit, personnage mystique du roman — c’est un même mot qui désigne écriture et destinée... Poursuivant ses figures allégoriques pour dire l’Algérie, Nourredine Saâdi plante ici le décor de son imagination entre la médina de sa mémoire d’enfant et les Puces de Saint-Ouen. Lieu réel mais totalement réinventé, mystifié tel un pays des merveilles et des chimères, bariolé, bigarré, drôle, cosmopolite et merveilleusement insolite. Le roman s’ouvre sur une première phrase déclencheur qui encadre, en même temps, le récit et qui l’installe dans un passé qui fonctionne en flash-back. «C’est arrivé chez un antiquaire des puces — on aurait écrit : comme par un complot de la destinée.» (page 9) Cette destinée inévitable conduira Abla à quitter l’Algérie en détresse, elle est recommandée par une association féminine, elle occupe une chambre du palais de la femme, foyer créé par l’Armée du Salut pour accueillir les femmes en difficultés. Elle passe ses journées dans les lectures dans la bibliothèque afin de s’évader d’un présent pesant. Sinon, elle se lâche dans le marché aux puces de Saint-Ouen, meublé par des curiosités mais aussi par des hommes et des femmes avec lesquels elle tisse des relations très humaines : Jacques et Elie, Nez-creux, Mme Jeanne la patronne du bar, Ali-Alain le Constantinois qui est amoureux de cette insaisissable Abla, et qu’il n’aura jamais qu’après la mort de celle-ci, paraphrasant ainsi, dans un moment de douleur, Gérard de Nerval. «D’ailleurs, elle m’appartient bien plus dans sa mort que dans sa vie». Il y a d’autres aussi, Carlos attiré par le lit à baldaquin tout comme Abla, Kader Belmedi, Mme Flavier, Emile le marchand d’anciennes armes à feu... Abla, dans ce récit, n’est que l’outil déclencheur qui va tisser — à partir de deux objets, infiniment intimes — toute l’histoire du roman : Le lit à baldaquin semblable à celui qu’elle avait laissé derrière elle à Constantine et le vieux manuscrit venant de son grand-père. L’espace bigarré du marché aux puces la renvoie à la médina de son enfance tendre mais perdue à jamais. C’est un lieu d’imaginaire, dans lequel tout se fait et se défait, sur fond d’un amour difficile où les rebondissements sont inévitables et déjà tracés. Abla, malgré les moments d’oubli et d’absences sporadiques, elle est attrapée par une mémoire hantée par une ville, un père et surtout par un présent réduit à l’état primaire par des tueurs sans scrupules, mais aussi par une passion amoureuse (Alain) impossible, qui la poussent vers le tragique et la perdition. Une fin qui renvoie à Anna Karénine ou même à une Madame Bovary sans des véritables repères.
Au moment où Trakian, le commissaire priseur évalua le manuscrit à un quart de million d’euros, Abla perd tout équilibre et calme. «Elle marmotta des paroles décousues entre les dents et eut le sentiment que sa voix ne correspondait plus à son corps. Alors, soudain, avec une violence inouïe, défaisant sa coiffure, elle se leva en hurlant et s’enfuit en emportant son manuscrit. L’enveloppe de velours noir semblait un nid vide devant des yeux ahuris.» ( page 193). Une dernière remarque, au-delà de ce que représente la nuit dans ce roman et qui est facilement repérable, elle renvoie dans l’inconscient du lecteur averti à une tradition narrative orientale, les Mille et une Nuits, par exemple. La nuit, c’est le lieu de l’histoire mais aussi celui de tous les fantasmes amoureux et les histoires cachées. Abla peut être facilement assimilée à une fille d’un marchand de Samarkand ou d’un conteur dans un souk de Bagdad du Xe siècle qui faisait circuler le savoir par ses histoires racontées. A la lecture de cette œuvre, on est rattrapé par notre mémoire comme le dit si bien Abla avant son suicide, dans ses derniers écrits : «J’ai toujours imaginé ma ville de naissance venue de la nuit des temps, comme un des signes de la création attestée. Attestée par trois mille ans — stèles, outils de pierre ou de métal, lampes votives, meules à grain, squelettes, manuscrits — elle poursuivit son éphémère éternité et, après tant de sièges destructeurs, tant de tremblements de terre, elle semble impassiblement vivre dans l’attente du dernier qui détruirait son rocher.» (page 204)
Avec une grande virtuosité, Nourredine Saâdi a su comment explorer non seulement les mythes, mais aussi les fantômes des ancêtres et leurs légendes. La Nuit des origines est surtout une majestueuse reconnaissance de ceux qui ont fait, en partie, notre mémoire et notre identité tumultueuse et multiple d’aujourd’hui. Cet écrivain qui pense qu’on est tous "nés dans la nuit et dans un lit et nous sommes tous des enfants d’un texte" mérite vraiment d’être lu et reconnu.
S. A.
Vivant et travaillant à Paris où il enseigne le droit et dit pratiquer, au demeurant, un "exil heureux", Nourredine Saâdi est auteur de deux romans aux éditions Albin Michel, Dieu-le-fit (1996) et La maison de lumière (2000). Il a également publié deux monographies d’artistes, l’une consacrée à Rachid Koraïchi (Acte sud, 1998), l’autre à Denis Martinez (Barzakh et le Bec en l’air, 2003).