Le 8 octobre 2025 marque le quatrième anniversaire de la disparition de Rabah Driassa, survenue en 2021 à Blida, et la mémoire collective algérienne se remplit d’émotions profondes et de gratitude infinie envers cet artiste hors du commun. Né le 19 août 1934 dans la ville des Roses, Blida, Rabah Driassa n’était pas seulement un chanteur ; il incarnait l’essence même de la chanson algérienne authentique, un pont vivant entre tradition et modernité, entre les racines bédouines et les aspirations patriotiques d’une nation en pleine renaissance. Sa voix, chaude et envoûtante, portait les échos d’une Algérie fière, laborieuse et amoureuse, touchant des générations entières par sa sincérité brute et son engagement sans faille. Aujourd’hui, le 9 octobre 2025, alors que le monde culturel algérien traverse des mutations rapides sous l’impulsion des nouvelles technologies et des fusions stylistiques, l’héritage de Driassa reste un phare inébranlable, rappelant que l’art véritable naît du cœur et pour le cœur.
Rabah Driassa, de son vrai nom Rabah Deriasa, émergea dans les années 1950 comme une figure multifacette du paysage artistique algérien. Artiste peintre accompli, maître de la miniature et de la calligraphie, il fusionna harmonieusement ces disciplines plastiques avec le chant, créant une œuvre totale où la mélodie se mariait à l’image pour exprimer l’âme nationale. Selon son neveu, l’artiste Nasreddine El Blidi, Driassa débuta sa carrière en 1953, à une époque où l’Algérie bouillonnait sous le joug colonial, et où la musique servait d’arme de résistance culturelle. Sa première chanson, "Nedjma Kotbia" (Étoile Polaire), enregistrée dans les studios modestes de l’époque, propulsa instantanément ce jeune Blidéen de 19 ans sur la scène nationale et internationale. Ce titre, avec sa mélodie lancinante inspirée des airs hawzi traditionnels, célébrait la guidance céleste vers la liberté, un thème qui résonnait profondément dans les cœurs des Algériens opprimés.
Mais Driassa ne se contenta pas de chanter ; il créait de toutes pièces. Auteur-compositeur-interprète prolifique, il composa et interpréta plus d’une centaine de chansons, dont plus d’un millier enregistrées au fil des décennies, selon les estimations de ses proches et des archives musicales. Son répertoire, un trésor inestimable, embrassait des thèmes variés : le patriotisme fervent, l’appel au travail acharné, les joies et tourments de l’amour sincère, et les leçons morales tirées de la vie quotidienne. Parmi ses tubes intemporels, "Ya Mohamed" invoquait la figure prophétique dans une complainte émouvante de foi et d’espoir ; "El Momaridha" (L’Infirmière) rendait hommage aux héroïnes anonymes de la guerre de Libération, ces femmes qui pansaient les blessures du corps et de l’âme ; "Ya Chmalia" dépeignait avec tendresse les charmes d’une bien-aimée, mêlant poésie populaire à une mélodie sahraouie envoûtante ; "El Djaoula El Kbira" (Le Grand Voyage) explorait les migrations forcées et les rêves d’un retour au pays natal ; et bien sûr, "Yahiaou Ouled Bladi" (Vive les enfants de mon pays), un hymne vibrant qui galvanisa les foules lors des rassemblements nationalistes.
D’autres perles de son catalogue méritent une mention particulière. "Etefaha" (La Pomme), une allégorie ludique de l’amour interdit, capturait l’innocence paysanne avec une fraîcheur irrésistible. "Eddiklami ya l’gomri" (Mon dicton, ô mon vieux), en deux parties, philosophait sur la sagesse des aînés et les cycles de la vie, touchant un public adulte par sa profondeur introspective. "Al Moumarida", variante de son hommage aux soignantes, soulignait la résilience féminine dans un contexte post-colonial. "Ya Lhmama" (Ô la colombe), symbole de paix et de liberté, volait au-dessus des frontières pour porter le message algérien en Irak, en Arabie Saoudite, au Koweït, aux Émirats arabes unis, au Liban, en Égypte et en Libye, lors de tournées triomphales qui firent de lui un ambassadeur culturel incontesté. Et comment oublier "Haya Ya Djazaïr Haya", composée pour célébrer la qualification historique de l’équipe nationale algérienne à la Coupe du Monde 1982 en Espagne ? Ce morceau, avec son rythme festif et ses paroles exaltantes, unit le pays dans une joie collective, immortalisant Driassa comme le barde des victoires nationales.
Au-delà de la chanson populaire, Driassa excella dans la valorisation du genre bédouine, connu sous le nom d’El Ayaï, une forme poétique et musicale ancestrale des régions sahariennes et steppiques. Pionnier du chant engagé, il collabora avec des maîtres légendaires comme Cheikh El-Ardjani, Cheikh El-Bedoui et Khelifi Ahmed, infusant ces traditions orales dans un format moderne accessible à tous. Ces partenariats ne furent pas seulement artistiques ; ils étaient un acte de préservation culturelle, sauvant du oubli des dialectes et des récits qui définissent l’identité algérienne plurielle. Grâce à lui, l’El Ayaï gagna en respectabilité, transcendant les cercles ruraux pour conquérir les scènes urbaines et internationales. Driassa, en effet, transforma la musique bédouine en un outil d’émancipation, où la parole poétique devenait cri de ralliement contre l’injustice sociale et l’oubli des racines.
Les artistes contemporains, interrogés par l’Agence presse service (APS) en ce 9 octobre 2025, ne tarissent pas d’éloges sur cet homme modeste et humble. Nasreddine El Blidi, son neveu et disciple, le décrit comme "un modèle et une source d’inspiration inébranlable" en termes d’engagement et de sincérité artistique. "Mon oncle fut mon premier soutien dans ce monde impitoyable de l’art", confie-t-il, la voix tremblante de nostalgie. C’est Driassa qui encouragea les premiers pas de Nasreddine, composant même pour lui son album inaugural "Katba" (Destinée), un succès retentissant qui propulsa le jeune artiste sur le devant de la scène. El Blidi évoque avec émotion les soirées familiales à Blida, où Rabah, pinceau en main, esquissait des miniatures inspirées de ses propres mélodies, fusionnant couleurs et sons dans une synesthésie créative unique. "Il m’a appris que l’art n’est pas spectacle, mais service au peuple", ajoute-t-il, soulignant comment Driassa refusait les paillettes pour privilégier l’authenticité.
Le comédien Abdelhamid Rabia, figure emblématique du théâtre algérien, qualifie Driassa d’"artiste complet, alliant noblesse de caractère et fidélité inébranlable à la chanson authentique". Pour Rabia, qui partagea avec lui des scènes et des coulisses, Driassa touchait les cœurs par la simplicité de ses paroles, dénuées de fioritures inutiles. "Ses textes, trempés dans le dialecte algérien raffiné, parlaient directement à l’âme, sans intermédiaire. Son influence transcenda les mers, faisant de lui un ambassadeur qui portait l’Algérie sur ses épaules lors de ces tournées épuisantes mais glorieuses." Rabia se remémore une anecdote : lors d’une représentation au Liban en 1975, Driassa, ému par l’accueil des exilés algériens, improvisa un couplet sur "Yahiaou Ouled Bladi", provoquant des larmes collectives et scellant son statut de poète du peuple. Noureddine Benghali, artiste et organisateur de spectacles, salue quant à lui l’usage magistral que faisait Driassa du dialecte darja, ce parler algérien si nuancé qu’il conquérait les publics arabes sans effort. "Son arabe algérien, poli comme un joyau, était compris et aimé partout dans le monde arabe, de Bagdad à Beyrouth", explique Benghali. Il met en lumière la modestie légendaire du chanteur : "Driassa évitait les projecteurs, convaincu que l’art vrai, celui qui jaillit du cœur, touche inévitablement le cœur des autres. Il vivait simplement, dans sa maison de Blida, entouré de ses tableaux et de ses partitions, loin des intrigues du show-business." Benghali organise d’ailleurs, en ce mois d’octobre 2025, une série de concerts hommage à travers le pays, où de jeunes talents reprendront ses classiques pour perpétuer la flamme. Cet engagement désintéressé culmina en 2012, lorsque Driassa, alors âgé de 78 ans, fit don de plus de 80 chansons inédites et de deux tableaux originaux à la Bibliothèque nationale d’Algérie, un geste altruiste qui enrichit le patrimoine culturel du pays. Ce legs généreux, salué par la presse de l’époque, illustre sa vision : l’art n’appartient pas à l’individu, mais à la nation. Sa discographie, disponible aujourd’hui sur des plateformes comme Spotify ou Apple Music, inclut des albums tels que "Ya El H’mame El Beldi" (1989), "El Djazair" (1989), qui cumulent des millions d’écoutes, preuve que sa musique défie le temps.
Quatre ans après son départ, à l’âge de 87 ans, des suites d’une longue maladie, Rabah Driassa continue de vivre dans les ondes radio, les playlists familiales et les festivals populaires. Son nom, immortalisé sur la façade de la Maison de l’Artiste de Blida – située à deux pas de son ancien domicile au boulevard Larbi-Tebessi –, symbolise la reconnaissance officielle de l’État envers ce géant discret. Cette institution, inaugurée en son honneur, accueille désormais des ateliers de chant et de peinture, formant la relève à l’esprit driassien : créativité au service de l’identité nationale.
Dans une Algérie contemporaine qui redécouvre ses icônes face aux défis de la mondialisation, l’héritage de Rabah Driassa nous invite à une réflexion profonde. Ses chansons, ancrées dans les valeurs de travail, d’amour et de patriotisme, rappellent que la culture est un rempart contre l’oubli. Comme l’affirmait Cheikh El-Bedoui, son collaborateur, "Driassa n’était pas un chanteur ; il était la voix de l’Algérie elle-même". À l’heure où les jeunes générations fusionnent trap et raï, ou rap et hawzi, son exemple perdure : l’innovation véritable respecte les racines. Que son repos soit éternel, et que sa musique continue de nous guider, comme une Nedjma Kotbia dans la nuit.