Le Midi Libre - Culture - Une Algérie photosensible, ou la «beauté minérale»
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Edition du 9 Septembre 2012



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Hommage à Pierre Bourdieu
Une Algérie photosensible, ou la «beauté minérale»
8 Septembre 2012

Avant d’y consacrer ses premiers livres, le sociologue a photographié la vie algérienne de 1958 à 1961. Des clichés présentés à Tours, qui témoignent de ses liens avec le pays.

L’attention que portait aux autres Pierre Bourdieu (1930-2002) se manifesta aussi par la photographie. Quelque temps après son service militaire (appelé du contingent en 1955), il revient en Algérie pour la seconde fois. Alors qu’il est assistant à l’université d’Alger, enseignant philosophie et sociologie, le voici sur le terrain avec ses étudiants et son Zeiss Ikoflex acheté en Allemagne. Avantage de cet appareil photo, où le viseur se niche au-dessus du boîtier, il peut «photographier sans être vu». Non par dérobade, mais en raison d’un contexte explosif, la guerre de Libération qui meurtrit l’Algérie. Bourdieu, reporter ? Beau scoop ! Sauf qu’il est hors cadre, préoccupé par «une photographie support de la mémoire, une sociologie visuelle», selon l’expression de Franz Schultheis et Christine Frisinghelli, commissaires d’une exposition titrée «Images d’Algérie, une affinité élective». Tous deux ont sélectionné 150 tirages noir et blanc, pris par Pierre Bourdieu, de 1958 à 1961, et les ont découpés en sept séquences. Quelques photographies, peu en vérité, ont fait la couverture de ses livres : ainsi ces hommes enturbannés assis sur le marchepied d’une voiture Algérie 60 aux éditions de Minuit. Ou ont été présentées en 2003 à l’Institut du monde arabe, en hommage posthume, accompagnées d’une publication remarquable (1). Mais la plupart sont inédites et, d’une certaine façon, elles enchantent les cimaises du château de Tours et redonnent vie à un pays et à sa société «essentiellement rurale», des citadins déracinés aux villageois de Kabylie.
Face-à-face. C’est d’abord cette proximité des visages qui surprend quand Bourdieu, lui-même, «très bouleversé, très sensible à la souffrance de tous ces gens», cherche la bonne distance, celle de l’observateur. Il se décrit dans «un état d’extrême exaltation affective», «très anxieux», «submergé». Il travaille comme un fou, toujours attendri. Il rêve la nuit de ce «pays bizarre» qu’il enregistre délicatement, comme par crainte d’en effacer techniquement les détails après les prises de vue. On l’imagine s’inquiétant de la lumière stridente, du développement au laboratoire, et du cadre, bien sûr. Il construit ce qu’il voit, il ne cesse d’y penser, parlant avec ces anonymes, essayant de comprendre leur «réel pressant, oppressant». Sans jamais dramatiser, tomber dans le pittoresque ou dans les pièges de la guerre, pourtant présente au quotidien. La force de son regard, la puissance de Bourdieu est là, dans ce face-à-face que lui permet la photographie, outil modeste et si précieux, avec sa propre jeunesse.
Élan. Un gamin, mains dans les poches, le dévisage. C’est comme un autoportrait avec des palmiers, au loin, et un immeuble en béton poussé trop vite. Des adolescentes virevoltent sur un manège, leurs rires, le désir. Une femme voilée sous un parapluie, l’élan d’un instant flou. Un marchand ambulant à Bab-el-Oued et son amoncellement baroque, tout droit sorti de l’album-mémoire de notre cher Eugène Atget. Les porteuses d’eau, les travaux traditionnels. Un centre de regroupement, le colonialisme et ses officiers, et leur volonté de «discipliner l’espace comme si, à travers lui, ils espéraient discipliner les hommes». Un mendiant, le témoignage brut, la nécessité de ne pas plier devant «la misère du monde». De ne pas fermer les yeux. De rester en contact.
Pierre Bourdieu était un homme de devoir. Et il l’exprima clairement avec ses photographies, d’une grâce et d’une beauté minérale, qui offrent au spectateur la joie profonde d’une entente partagée.

Par : BRIGITTE OLLIER

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