Quand Djaâfar eut quitté le consulat d’Espagne à Alger, il avait la rage au corps. C’était la 2e fois qu’il s’y présentait et la personne à laquelle il avait eu affaire lui avait fait savoir qu’il lui manquait toujours deux documents sans lesquels il ne pourrait pas prétendre à un visa d’entrée en Espagne. Il avait la tête qui bourdonnait et résonnait en même temps comme si quelqu’un de besogneux s’y était installé avec un marteau piqueur.
Il avait envie d’une bonne tasse de café pour voir clair et surtout pour atténuer quelque peu sa colère. Il entra dans un café se trouvant là, s’accouda au comptoir et là il trouva un jeune Africain en train de consommer un thé. A côté de lui était déposée une chemise en carton sur laquelle était inscrit au stylo feutre « Dossier visa». Djaafar leva la tête, le regarda et vit qu’il buvait son thé tranquillement comme s’il était sûr d’obtenir son visa ou comme s’il l’avait obtenu déjà. Sans réfléchir, il prit langue avec lui et lui dit :
- Je vois que vous êtes heureux mon ami.
L’autre le regarda et lui sourit :
- Et pourquoi ne le serai-je pas ? Il y un mois je me trouvais à Bamako ne sachant pas ce que je devais faire avec ma peau. Et aujourd’hui, je me trouve en Algérie et dans une semaine je me retrouverai à Bilbao, en Espagne…
- Vous avez de la chance, mon frère…
- Mais vous aussi vous en avez. Tous les habitants de l’Algérie ont de la chance. Vous avez un pays formidable…
- Mais il n’y a pas de travail.
- C’est faux ! il y a du travail. Le problème c’est que tout le monde veut devenir milliardaire du jour au lendemain. Il y a du travail… mais les jeunes Algériens semblent l’ignorer ou feignent de l’ignorer. En venant en Algérie, j’ai traversé votre pays et croyez-moi, il est en friche. Tout est à faire et vous me dites qu’il n’y a pas de travail ? Il faut prendre des initiatives ! Il ne faut pas attendre que le travail vienne frapper à votre porte.
- Mais je ne vais tout de même pas me mettre à défricher des sols. J’ai mon diplôme…
- Vous avez un diplôme… Tout le problème est là. Le diplôme devrait ouvrir des perspectives, mais chez nous en Afrique, c’est la clef vers l’immobilisme. On refuse de faire autre chose que ce que contient notre diplôme. Les Européens sont différents de nous autres Africains. Tenez, la fille chez qui je me rends en Espagne, a fait des études de Droit mais au moment de travailler, elle découvre que si elle devient avocate, elle mourra de faim. Alors elle s’est transformée en agricultrice… Elle a pris en charge quelques terres abandonnées appartenant à ses ancêtres …
- Elle les a défrichées ! eut le courage de plaisanter Djaafar.
- Oui, parfaitement. Elle s’est mise à cultiver cette terre et au bout de quelques années, elle s’est imposée ! C’est cette terre qui la fait vivre aujourd’hui. Et moi quand je la rejoindrai dans une semaine, je deviendrai son assistant parce que j’ai fait des études d’agronomie qui ne me servent à rien au Mali.
Puis, il se gratta la tête et éclata de rire. Quand il eut retrouvé quelque peu sa sérénité, il fit part à son interlocuteur des raisons de son hilarité :
- Vous vous rendez compte, mon frère ? Il y a un mois, j’étais perdu dans la poussière du Mali et dans une semaine je me retrouverai GPF en Espagne.
- GPF ?
- Gros propriétaire foncier.
- Ah ! Et vous avez réglé le problème du visa. Je vous avertis. Ce sont des gens à cheval sur la bureaucratie. Ils sont pires que nous, ces Espagnols… C’est la 2e fois que je viens et on me réclame une attestation de travail et une carte d’assurances. Ils sont fous ces Espagnols ! Je partirais, moi, en Espagne, si j’avais dans mon pays un emploi avec une couverture sociale ! Mais va leur expliquer ça, toi !
- Moi, fit le Malien, j’ai obtenu mon visa mais grâce à mon oncle qui travaille à l’ambassade d’Espagne. Ah ! oui, je peux dire que mon oncle est malin… Personne dans la famille n’a jamais compris pourquoi il s’était mis à étudier l’espagnol. J’étais tout petit quand je le voyais lire des bouquins en espagnol… Dans la famille, on pensait qu’il était possédé par un Djinn espagnol venu d’Andalousie… Maintenant on a compris. On a tous compris !
- Vous avez un oncle qui travaille à l’ambassade d’Espagne ?
- Oui, je viens de vous le dire…
- Et il peut m’aider à obtenir un visa pour l’Espagne ?
- Oui, certainement… mais, vous savez, mon frère, nous vivons une époque où on n’a rien sans rien…
- Oui, oui, je sais… je vais le payer…
- Je vais lui téléphoner…
- Tenez, prenez mon portable, j’ai beaucoup de crédit, je viens juste de le recharger.
- Merci… Je sors pour lui téléphoner parce qu’ici, il y a beaucoup d’oreilles indiscrètes. En attendant, prenez mon passeport et feuilletez-le et regardez de quoi il a l’air avec le visa qu’on lui a collé.
Resté seul, Djaafar admira longuement le passeport de son nouvel ami. Celui-ci revint au bout d’un moment et lui rendit son téléphone.
- Alors, vous avez parlé avec votre oncle ?
- Oui, bien sûr…
- Et qu’est-ce qu’il a dit ?
- Il a dit que si vous payez, il n’y aucun problème…
- Combien ? Vous lui avez demandé combien ?
- Mille euros.
- Mille euros ?
- Oui, je sais que c’est un peu cher… mais c’est le prix à payer. Dans trois jours, vous aurez votre visa, sans l’ombre d’un doute.
Djaafar réfléchit un bon moment puis hasarda :
- Et que se passerait-il si je donne les mille euros et que par la suite le visa est refusé ?
- Les mille euros, mon frère sont une garantie que vous obtiendrez le visa.
- Et si je donnais 500 euros maintenant et les 500 autres une fois le visa obtenu ?
- Mon oncle refuse. Il veut les mille d’un seul coup.
Djaafar réfléchit de nouveau longuement puis abdiqua :
- Je suis d’accord.
Deux heures plus tard, Djaafar donna tout son dossier ainsi que mille euros au Malien dont il ignorait jusqu’à l’existence cinq minutes auparavant. Bien sûr, il prit soin de noter toutes ses coordonnées.
- Mon frère, rendez-vous dans ce même café dans trois jours. Voyons, nous sommes lundi ?
- Oui.
- Retrouvons-nous ici jeudi prochain à 15h.
- D’accord.
Quelques jours passèrent.
Il était 14h45 quand Djaafar arriva en vue du café où il avait rendez-vous avec le Malien. Il avait la peur au ventre parce qu’il avait fini par s’inquiéter. Et s’il avait affaire à un escroc ? ne cessait-il de se demander. Mais quelle fut agréable et exquise sa surprise lorsqu’il trouva le Malien assis à une table, sirotant un thé à la menthe. Il était en avance !
- Ah ! Bonjour mon ami. J’avoue que j’avais peur que vous ne veniez pas…
- Je sais… Beaucoup de gens nous prennent pour des escrocs parce que quelques-uns d’entre nous nous ont salis, répondit le Malien.
- C’est réglé ? demanda Djaafar en tremblant.
- Mais bien sûr. Dans ma famille, on ne plaisante pas avec ces choses-là.
Tout en parlant, il lui tendit son passeport. Il s’en saisit, l’ouvrit et vit le fameux visa.
- Oh ! merci, merci, merci…
Quelques jours plus tard, Djaafar fut arrêté à l’aéroport d’Alger. Motif : il avait un faux visa !
Il y a moins d’une semaine, il s’était retrouvé au box des accusés, au tribunal d’Alger, avec le Malien qui l’avait escroqué.
Celui-ci avait nié son implication dans l’affaire allant jusqu’à affirmer qu’il n’avait jamais vu Djaafar auparavant. Pour étayer ses dires, il montra ses papiers qui comportaient une autre identité. «Mais, fit remarquer la présidente du tribunal, quand on peut falsifier un visa, on peut très facilement falsifier un titre de séjour».
Le jugement a été reporté à un autre jour. Quant aux châteaux espagnols de Djaafar, ils ont été purement et simplement annulés à cause du Malien à qui il avait confié leur… construction.