Le Midi Libre - entretien - Des voleurs d’une inégalable gentillesse
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Edition du 7 Décembre 2011



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Vol à l’étalage
Des voleurs d’une inégalable gentillesse
7 Décembre 2011

Zoubir était en train de mettre un peu d’ordre dans sa boutique de téléphones mobiles qu’il n’avait ouverte que depuis une minute lorsqu’il vit entrer un jeune homme d’une trentaine d’années. Un jeune homme élégamment habillé, bien coiffé et portant des chaussures si bien cirées qu’on aurait pu les utiliser comme miroirs.

Zoubir se sentit comblé et se dit que la journée commençait bien.
- Bonjour, mon frère, fit le client avec une gentillesse difficilement égalable.
- Bonjour. A votre service !
- Voilà je voudrais acheter un portable à deux puces… mais il y a un petit problème.
- Nous sommes là pour lui trouver une solution dans la mesure du possible, mon frère. De quoi s’agit-il ?
- Voilà, ce portable est pour mon frère mais il ne peut pas se déplacer…
- Ah ! fit Zoubir sur le ton du soupçon.
Ce type-là, se dit-il, devait lui réserver quelque chose de mauvais.
- Et où est-il votre frère ?
- Dans la voiture… Là-bas à l’intérieur de cette Renault Campus. Il a eu un accident de la circulation alors il est dans du plâtre et avec des béquilles. Dans l’accident qu’il a eu son portable s’est cassé !
- Slamat rassou ! (Heureusement qu’il s’en est sorti)
- Si vous pouviez vous déplacer jusqu’à la voiture avec les modèles de portables à deux puces que vous avez, vous lui rendriez un grand service.
Zoubir prit quatre téléphones mobiles de l’intérieur de la vitrine présentoir qui lui servait également de comptoir et décida de suivre le jeune homme tout en se tenant sur ses gardes. On lui avait dit que les voleurs, depuis quelque temps avaient changé de look. Ils étaient toujours bien rasés, bien coiffés et portant des tenues vestimentaires impeccables qui feraient rougir les hommes d’affaires les plus méticuleux de Wall Street.
Avant de s’avancer vers la portière arrière à travers laquelle il comptait montrer les quatre téléphones à son hypothétique client matinal, il prit la peine de bien mémoriser la plaque d’immatriculation. En cas de mauvais coup, il pourrait toujours communiquer le numéro à la police. Mais dès qu’il se fut approché de la portière il put voir que l’homme avait le bras droit enveloppé dans du plâtre. Il se dit alors qu’il s’était trompé et qu’il avait vraiment affaire à un homme qui ne pouvait pas bouger. L’accidenté leva sur Zoubir un regard que celui-ci trouva empreint d’une incommensurable gentillesse et lui dit :
- Mon frère… montre-moi uniquement les deux mobiles noirs… le rouge et le blanc, tu peux les emmener. Ah ! Je prends celui avec les touches chromées ! Il est exactement le même que celui que j’ai perdu dans mon accident… Approche le de mes yeux parce que je ne peux pas bouger mon buste… C’est exactement le même ! Je le prends…Eh ! Salah !
- Oui, Djilali ? répondit l’autre client.
- Paie-le et on s’en va… J’ai toujours mal et il me tarde de revoir le médecin. Il a dit que je n’aurais plus de douleurs au bout d’une semaine mais j’ai toujours mal après trois semaines… Ah ! Vraiment, je suis inquiet. ! Ah ! Salah ! N’oublie pas d’acheter un chargeur…
- D’accord.
Zoubir retourna à sa boutique tout en se disant qu’il avait eu tort d’avoir douté des deux jeunes clients. C’étaient finalement de braves types. Si tous les Algériens étaient comme eux, le pays serait tranquille ! Le jeune client s’approcha du comptoir et sortit de la poche intérieure de sa veste une liasse de billets de banque. Au moment où il allait payer, il entendit son frère l’appeler de nouveau de la voiture. Il rangea alors les billets et ressortit de la boutique en marmonnant : « Qu’est-ce qu’il me veut encore ? »
Zoubir vit les deux frères discuter entre eux puis à un moment donné celui qui était dans la voiture lui tendit des billets de banque que l’autre refusa. Il sourit en se disant qu’il avait affaire à deux frères exceptionnels. Celui qui était dans la voiture ne voulait pas que son frère paie le téléphone à sa place et l’autre ne l’écoutait pas, voulant à tout prix offrir un cadeau à son frère. Et quel cadeau ! Le téléphone coûtait 17.000 DA… ! Quel amour fraternel ! Le jeune homme rentra dans la boutique et lança :
- Mon frère veut un second portable... pour sa femme…
- Hein ? Un second portable ? s’étonna Zoubir.
- Je suis comblé aujourd’hui ! D’habitude, de ce type de portable, j’en vends un tous les deux mois… Et là en quelques minutes… j’en vends deux… C’est une très bonne journée qui commence. Dieu merci !
Zoubir prit d’une armoire un second téléphone et son client ressortit sa liasse de billets et son frère resté dans la voiture l’appela derechef. Là, il émit un soupir de lassitude et se mit à réfléchir à haute voix.
- Oh ! Qu’est-ce qu’il veut encore ? Il va me rendre fou… Cet accident a fait de lui un vrai bébé… Il ne manque plus que je lui donne le biberon !
- Oh ! ça ne fait rien, mon frère ! Vous êtes son frère et entre frères, nous nous entraidons n’est-ce pas ? Et puis vous vous aimez… Je l’ai vu quand il a sorti une liasse de billets que vous avez refusé de prendre… moi, j’ai des frères mais nous sommes comme chat et souris ! Bon…il va s’impatienter, allez voir ce qu’il veut…
- Oui… oui, j’y vais …
Le jeune homme s’approcha de son frère, et Zoubir le vit échanger avec lui quelques mots pour revenir…
- S’il vous plait, vous n’auriez pas un peu d’eau ? Je lui aurais bien acheté une bouteille d’eau minérale mais dans les parages il n’y a ni café ni épicerie…
- De l’eau ? Oh ! Mais il n’y a pas de problème…J’ai toujours une bouteille d’eau minérale dans mon arrière-boutique.
Zoubir entra dans l’arrière-boutique pour chercher la bouteille d’eau en question et quand il revint, il vit le client entrer dans la voiture qui démarra aussitôt. Il eut le temps de constater qu’il n’y avait personne à l’arrière. Autrement dit, c’était l’accidenté qui conduisait ! Mais qu’est-ce qui leur avait pris de s’en aller comme ça si vite ? se demanda-t-il bêtement avant de réaliser que les deux portables qui se trouvaient sur le comptoir avaient disparu ! Il se donna une tape sur le front ! Il s’était fait avoir ! Il pensait avoir affaire à deux frères tout ce qu’il y a de plus gentils mais en réalité il avait affaire à deux escrocs, fins comédiens ! Il pensait avoir vendu en quelques minutes deux articles pour un montant de 34.000 DA. Finalement ce fut lui qui but le contenu de la petite bouteille d’eau minérale pour se remettre de son choc matinal. Après quoi il se rendit au poste de police le plus proche pour déposer plainte. Après une enquête de plusieurs jours, les deux voleurs furent arrêtés et il s’était avéré que la voiture ne leur appartenait pas. C’était un véhicule de location. Zoubir apprit alors que la mode, en matière de délinquance, ces derniers temps consiste à louer des voitures que l’on utilise à des fins criminelles.
Les deux faux frères avaient été jugés il y a quelques jours par le tribunal de Boumerdès qui les a condamnés à dix-huit mois de prison.
Quant à Zoubir, il a appris à se méfier de l’excès de gentillesse des gens.
Et chaque fois qu’il voit des frères qui s’entendent bien, il se dit que ce ne sont peut-être pas des frères mais un gang organisé préparant un mauvais coup.

Par : Kamel Aziouali

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