A la veille de la clôture de la 16e édition du Salon international du livre d’Alger (Sila), la salle de Conférence a eu le privilège d’accueillir Tassadit Yacine, l’anthropologue algérienne, spécialiste de monde berbère, enseignante-chercheur et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) au laboratoire d’anthropologie sociale. Elle dirige également la revue d’études berbères Awal (« La parole ») qu’elle a co-fondée en 1985 à Paris avec l’anthropologue algérien Mouloud Mammeri et le soutien du sociologue Pierre Bourdieu.
Cette rencontre avec Tassadit Yacine a été une grande occasion de revenir sur un homme longtemps marginalisé de la sphère culturelle, à savoir Jean El Mouhoub Amrouche.
D’entrée en matière, l’anthropologue a souligné l’importance de ce thème car jean Amrouche est «quelqu’un qui a beaucoup donné à l’Algérie, à l’Afrique et au monde. Il n’a pas été reconnu comme il aurait dû l’être, c’est cela qui m’a motivé pour faire connaître cet homme, c’est important pour nous-mêmes pour nos enfants de savoir d’où vient l’histoire de ce pays et comment elle s’est construite. L’histoire du pays ce n’est pas seulement la continuité, ce n’est pas seulement l’héroïsme, elle est faite également d’une série de discontinuités».
Elle soulignera, préalablement, avant de détailler par la suite que «Presque 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, je pense qu’il est indispensable de revenir sur certaines trajectoires comme celle d’El Mouhoub Amrcouhe qui a joué un rôle important dans l’autodétermination de l’Algérie. Il faut savoir que la dernière identité de Jean Amrouche est celle d’avoir été un militant algérien, un nationaliste algérien», puis elle dira avec force : «Il est l’artisan de l’indépendance de l’Algérie. Il est mort juste après le cessez-le-feu, c’est-à-dire qu’il va s’éteindre juste au moment de l’indépendance comme si c’était une mission pour lui.»
Durant cette rencontre historique avec Tassedit Yacine, l’assistance a eu la chance non pas d’assister à un café littéraire banal mais à une conférence digne d’une grande université. D’une méthodologie précise et d’une pédagogie extrême, elle tracera la vie de Jean Amrouche. Elle soulignera ainsi que Jean Amrouche rencontre Gide, avec qui il correspond depuis longtemps, à Tunis en 1942 avant de rejoindre les milieux gaullistes à Alger, ce qui a été décisif pour sa vie.
Elle est également revenue sur le parcours littéraire et professionnel de cet intellectuel en rappelant qu’il fut le fondateur de la revue L’Arche. En 1945, L’Arche devient une revue parisienne. Après avoir travaillé à Tunis-P.T.T. ou Radio France Alger, Amrouche réalise pour Radio France Paris des émissions où il invite Bachelard, Barthes, Merleau-Ponty, Morin, Starobinski, Wahl. Avec Henry Barraud ; il invente un genre radiophonique nouveau : les entretiens, avec Gide (1949), Claudel (1951), Mauriac (1952-1953) ou Ungaretti (1955-1956).
Mis à la porte de Radio France en 58, il s’exile de nouveau, sur les ondes de la radio suisse cette fois, où il plaide la cause algérienne jusqu’à sa mort en 1962, trois mois avant l’accord d’indépendance.
Jean Amrouche était également connu pour sa lutte pour la préservation du patrimoine et les propositions sur le génie africain. Chants berbères de Kabylie prolonge le souffle poétique et entame la réflexion sur le patrimoine et le génie africain. Les chants ont été recueillis de la bouche de la mère Fadhma, transcrits de la main de Taos et traduits par Jean El Mouhouv en français. En plus de la traduction, s’impose une interprétation subtile de la restitution en français d’un chant profond, d’une mélodie unique et surtout de la «voix de la mère», voix presque silencieuse qui dit la nostalgie du lointain, de la richesse d’un patrimoine qu’elle sent s’éloigner, se perdre. Et c’est là qu’intervient le génie poétique de Jean Amrouche qui pressent dans la voix de sa mère «la présence d’un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure où l’on sait qu’on l’a perdu».
La célébration du génie africain semble tout droit issue de l’intérêt très vif qu’a suscité en lui la collecte, la transcription puis la traduction du patrimoine poétique kabyle : «Il y a dix-huit millions de Jugurtha dans l’île tourmentée qu’enveloppent la mer et le désert et qu’on appelle le Maghreb.»
Chrétien et berbère, imprégné de culture française et défenseur de la cause algérienne, Jean El Mouhoub Amrouche sera écarté du paysage littéraire arabe. Il est nécessaire aujourd’hui de lui redonner sa palace et à l’occasion la parole. On se souviendra d’ailleurs de ces paroles poignantes qui ont résumé le destin de la famille Amrouche : «Je parle ici, non pas en homme de la rue, déclara-t-il un jour à Genève en 1959, mais en homme qui se trouve moralement à la rue. Je veux dire que je ne représente rien. Je ne peux représenter la France et la culture française : on m’en contesterait le droit, et on l’a déjà fait. Je ne peux pas représenter non plus l’Algérie : on m’en contesterait le droit, et on l’a déjà fait, et ceux qui l’ont fait sont des hommes de gauche, et même d’extrême gauche, qui m’ont dit que je n’avais pas le droit de parler des choses de la France, parce que je n’étais qu’un Algérien, mais que je n’avais pas le droit de parler des choses de l’Algérie, et au nom des Algériens puisque je suis un Algérien francisé, le plus francisé des Algériens.»