Le Midi Libre - Culture - La faillite de l’intelligentsia africaine
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Edition du 10 Septembre 2011



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Yasmina Khadra à SlateAfrique
La faillite de l’intelligentsia africaine
10 Septembre 2011

Yasmina Khadra vient de publier un roman ambitieux consacré au continent noir «L’équation africaine» (éd. Julliard). Depuis la Somalie jusqu’au Soudan, le grand écrivain algérien décrypte les maux qui assaillent le continent dont il est originaire.

SlateAfrique - L’essentiel de votre œuvre se déroule en Algérie et dans le Monde arabe. Pourquoi avoir choisi de vous consacrer à l’Afrique noire dans votre nouveau roman?
Yasmina Khadra - J’essaye de comprendre mon époque. Alors, je voyage et j’écoute, j’observe et je note. Je sais qu’il y a une explication à chaque chose et qu’il suffit d’un minimum de présence d’esprit pour voir clair dans les opacités. L’Afrique est mon continent natal. Je le sais fragile et vulnérable. Sa misère n’est pas une fatalité et son malheur a une source. Je tente d’interroger ses faits et méfaits et de décoder sa souffrance. Aucune thérapie n’aboutit si on ne reconnaît pas ses torts et tout salut repose sur la force d’y croire.

Y. K. L’équation africaine est complexe comme l’indique le titre de votre roman. Quels outils utilisez-vous pour percer les mystères de l’Afrique ?
Il n’y a pas de mystère, juste de la méconnaissance et du désintérêt. J’ai eu la chance de séjourner dans certains pays africains, de vivre des moments intenses, souvent tragiques et angoissants. Pourtant, il m’est arrivé surtout de faire des rencontres exceptionnelles : un berger philosophe, un nomade éclairé, un misérable bandit, un griot, un marabout, et j’ai appris auprès d’eux des réalités splendides. Pour moi, chaque rencontre est un enrichissement, un enseignement, un apport considérable à mon travail d’écrivain. J’essaye de faire partager ces découvertes à mes lecteurs.

L’échec des intellectuels du continent
Dans votre roman, vous faites des références explicites au «cœur des ténèbres» de Joseph Conrad. Ce roman vous a-t-il inspiré ? Considérez-vous qu’il constitue une clé essentielle pour comprendre l’Afrique?
Je n’ai pas eu l’occasion de lire cet ouvrage. Mais je vais me rattraper. Les clés essentielles sont en nous. Comprendre une situation est déjà un cadenas qui saute. A travers mes livres, je m’applique à dire l’Homme dans ce qu’il est. Il m’importe peu qu’il soit blanc ou noir, Chinois ou Arménien. Les clivages géographiques sont des camisoles. Il faut savoir les défaire pour libérer la substance qu’elles emprisonnent : notre part de l’humanité.

Votre roman ressemble à un voyage initiatique. Votre personnage principal est d’abord révulsé par les horreurs de l’Afrique. Puis ses sentiments évoluent. Est-ce une expérience que vous avez vous même vécue ?
Je l’ai conçu ainsi. C’est un vrai voyage initiatique. Le livre est une invitation à la découverte. Sauf qu’il s’agit d’un voyage guidé. J’espère avoir été un bon guide. Il y a une part de mon expérience personnelle dans «L’équation africaine». J’ai vécu la violence idéologique au Mali et au Niger, je connais la mentalité de certains acteurs, les motivations qui les ont conduits sur les chemins de la perdition, leur tactique et leurs méthodes. Et je sais que derrière ces gens, il y a des peuples formidables et une place pour l’espoir et la rédemption.

Quelle relation entretenez-vous avec le continent noir?
Beaucoup d’attention. Sinon, pas grand-chose. J’ai un lien purement affectif avec l’Afrique qui demeure un lien aussi peu fiable qu’un tissu de mensonges. Il reste encore pas mal de repères à dépoussiérer. Ce qui manque à ce continent est un collectif pensant, une intelligentsia active et responsable capable de sensibiliser les masses et de dresser des horizons heureux au nez du défaitisme et de l’adversité.

Repenser le dialogue avec le Nord
Au Maghreb, le sentiment d’appartenir à l’Afrique est-il répandu ?
Par moments, oui. Mais la politique torpille l’ensemble des initiatives susceptibles de consolider le socle africain. Les rancoeurs que nourrissent les dirigeants les uns pour les autres, le bricolage de l’Union africaine (UA), l’absence de stratégie commune et le manque flagrant d’ambition ont fait de ce continent un puzzle de chasses gardées grotesques et meurtrières. Les élites ont sombré dans la démagogie et la notion du partage est proscrite des mœurs citoyennes.

A son arrivée à Dakar au Sénégal, un ministre de Hassan II avait déclaré qu’il était heureux de fouler pour la première fois le sol de l’Afrique. Ce sentiment de ne pas appartenir au continent africain n’est-il pas commun à tout le Maghreb ?
Hassan II était un roi. Son parterre était fait de velours et son ciel incrusté d’émeraudes. L’Africain est un être de poussière et de déshydratation. Son émoi n’atteint pas le chahut des festins. Pour le reconnaître, il faut partager ses prières et ses blasphèmes. Et je pense qu’un roi ne reconnaît que lui-même. L’autisme du souverain, qu’il soit despote ou épouvantail, tiendrait dans un chas d’aiguille. Au-delà des frontières de son palais, c’est l’inconnu, le non-essentiel.

Pensez-vous que l’incompréhension soit totale entre l’Afrique noire et l’Occident ? Et que cette incompréhension soit appelée à durer ?
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’incompréhension. Je dirais que l’intérêt de l’Occident s’attarde plus sur ce qu’il y a sous terre que sur terre.

La Somalie connaît une terrible famine. La mobilisation internationale est très faible, contrairement à ce qui s’était passé lors du tsunami en Asie en 2004 ou du séisme en Haïti en janvier 2010. Est-ce l’expression de cette incompréhension, de ce choc des civilisations ? Est-ce qu’un certain nombre d’Occidentaux ne se disent pas «ils l’ont peut-être un peu cherché» ? Que c’est la conséquence d’un fanatisme religieux ?
Il n’y a jamais eu de choc de civilisations. La modernité est le croisement des différents génies humains qui se sont manifestés un peu partout sur la planète, à travers l’Histoire et le chamboulement des âges. Le malentendu réside d’un choc de cultures et de rapports de force. La Somalie est présentée comme un territoire faunesque où les brutalités se surpassent et où les dieux n’interviennent plus. Désormais, c’est un miroir où il n’est pas bon de se regarder. Aussi regarde-t-on ailleurs. Cependant, je m’interdis de penser une seule seconde que certains Occidentaux disent : "Ils l’ont peut-être cherché". L’empathie existe et l’élan humanitaire n’est pas sélectif. C’est la mobilisation qui souffre d’un regrettable strabisme.

Par : Propos recueillis par Pierre Cherruau

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