Chaque week-end, dès le début du mois d’août, Frédéric Wielezynski, un apiculteur amateur installé dans le Médoc, répète inlassablement les mêmes gestes dérisoires.
Muni d‘une tapette à mouches, il se poste devant l‘entrée d‘une de ses ruches. Là, il écrase de gros frelons mangeurs d‘abeilles. Pas n‘importe quel frelon : le frelon asiatique (Vespa velutina). "Je sais que ça ne sert à rien car il y en a des dizaines autour qui vont venir dès que j‘aurai le dos tourné, mais je ne peux pas faire autrement, souffle le président du Syndicat des apiculteurs de Gironde et d‘Aquitaine. J‘aime mes abeilles et je ne peux pas les regarder se faire dévorer sans rien faire." La scène est impressionnante.
Avec trois, cinq, parfois dix de ses congénères, l‘hyménoptère fait des vols stationnaires devant la ruche. Il attend le retour des butineuses. "C‘est comme une descente de barbares qui détruisent tout sur leur passage", tonne Richard Legrand, vice-président du Syndicat des apiculteurs de Dordogne, l‘un des départements les plus touchés. Une fois sa proie attrapée, c‘est la curée : Vespa velutina se suspend à une branche et commence son découpage macabre: la tête de l‘abeille tombe, puis les ailes et les pattes. Il ne conserve que le thorax, riche en protéines, qui, une fois ramené au nid, deviendra une boulette pour les larves affamées.
A partir de septembre, il est même fréquent de voir les frelons pénétrer dans les ruches et manger les couvains, car les abeilles gardiennes sont moins nombreuses à l‘entrée. Et quand ils n‘entrent pas, ce sont les abeilles qui n‘osent plus sortir. Un cercle vicieux se met alors en place : "Comme elles ramènent moins d‘eau et de nourriture dans la ruche, la reine ne pond plus, se désole M.Wielezynski. Le cheptel, affaibli et vieilli, a de grandes chances de mourir à l‘arrivée de l‘hiver."
L‘insecte a été découvert
à Tonneins en Lot-et-Garonne
en 2004
La découverte de frelons asiatiques - reconnaissables à leurs pattes jaunes - dans le Sud-Ouest remonte à 2004, à Tonneins (Lot-et-Garonne), chez un producteur de bonsaïs. Les insectes seraient arrivés avec des poteries chinoises importées dans le département et dans lesquelles des reines auraient hiberné. "On peut être quasiment certain qu‘il s‘agit d‘une origine chinoise provenant d‘une province autour de Shanghaï", précise Claire Villemant, entomologiste au Muséum national d‘histoire naturelle et coordinatrice de travaux financés par le programme européen pour l‘apiculture.
L‘Espagne a déjà commencé
à être envahie par le frelon asiatique
Le bilan des travaux publiés en juin par le Muséum montre l‘expansion de l‘insecte : trois nids recensés en 2004 dans un seul département; près de 2 000 en 2010 dans 39 départements. Et deux nids viennent d‘être repérés pour la première fois en Espagne. "Chaque année, le front d‘invasion s‘élargit de 100 kilomètres, avec une forte présence en Aquitaine car les conditions climatiques de cette région sont aussi bonnes, voire meilleures, que dans sa zone d‘origine en Chine", constate Quentin Rome, chargé d‘études au Muséum. Selon l‘étude, la plupart des pays d‘Europe ont un risque non négligeable de voir ce frelon s‘acclimater sur leur territoire, en particulier le long des côtes atlantique et du nord de la Méditerranée. L‘Europe de l‘Est et la Turquie pourraient être aussi envahies.
En dépit de ce tableau, le frelon asiatique n‘est pas encore classé parmi les espèces nuisibles. Car s‘il fait des dégâts chez les apiculteurs amateurs, les professionnels, qui réalisent 60 % de la production nationale, sont encore relativement épargnés : "Même si nous constatons un impact récent du frelon sur les miellées tardives de septembre-octobre, les conséquences de sa prédation sont faibles et, de toute façon, moins dommageables sur un rucher de 100 unités que sur celui d‘un amateur qui en compte généralement une dizaine", explique Thomas Mollet, président de l‘Association de développement de l‘apiculture en Aquitaine.
Il n‘existe pas encore d‘étude économique sur l‘impact de ces "goinfres" sur la production de miel et les cheptels d‘abeilles. Mais les choses bougent. Le ministère de l‘agriculture a saisi, en septembre 2010, l‘Institut technique de l‘apiculture et de la pollinisation afin qu‘il travaille sur le sujet.
Aucune technique de piégeage fiable
Reste la question des piqûres. Rien d‘alarmant visiblement en termes de santé publique. Certes, une quinquagénaire est morte en juin dans le Médoc, suite à des piqûres de frelons asiatiques et plusieurs personnes, dont des pompiers, se font régulièrement surprendre par l‘insecte. Mais rien d‘alarmant. Les hôpitaux d‘Agen, de Bergerac ou de Bordeaux, parmi les zones les plus envahies, n‘ont pas constaté d‘augmentation de cas. "Le "Vespa velutina" n‘est pas agressif, surtout s‘il est seul, mais il peut être potentiellement dangereux et attaquer avec ses congénères s‘il se sent en danger", précise Denis Thiery, directeur de recherche d‘une unité mixte de l‘Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Bordeaux. Depuis 2007, son département travaille sur l‘éthologie et les techniques de piégeage de l‘insecte.
Un essaim de frelons asiatiques, en août 2009, près de Parempuyre, en Gironde
A ce jour, aucune technique fiable et sélective à 100 % n‘a été trouvée. Les apiculteurs utilisent de manière très artisanale un mélange à base d‘alcool et de solution sucrée, qui attire, certes, les frelons asiatiques mais aussi d‘autres insectes. Une solution que les chercheurs regrettent, surtout quand ces pièges sont placés au printemps, dès le mois de mars, dans l‘espoir d‘attraper des fondatrices pour diminuer le nombre de nids à venir. "Quand on piège n‘importe où, on tue en même temps la faune auxiliaire, des milliers d‘insectes sans rapport avec le frelon", proteste Mme Villemant. Même si on attrape une centaine de frelons, c‘est dérisoire. En revanche, piéger en août à côté des ruchers permet de diminuer la pression sur les abeilles. Ce raisonnement fait fulminer Richard Legrand, spécialiste du frelon à pattes jaunes à l‘Union nationale des apiculteurs français : "Si le piégeage est fait de manière régulière, avec un emplacement, un appât et une période bien choisie, comme celle du retour des hirondelles, alors c‘est efficace sans trop de casse sur la faune auxiliaire." "De toute façon, il faut être lucide, tranche Claire Villemant : cette espèce fait désormais partie de la faune française. Il va falloir apprendre à vivre avec."