Ça ne peut pas tenir dans les mots.
Je disais à ma femme : « Tu sais, on a tué des gens là-bas »,
mais ça, elle le savait déjà, et elle s’endormait.
Ai-je eu tort ? Tort de vouloir raconter, après tant
d’années ? Est-ce que je pensais que cela me délivrerait ?
Que le poids écrasant du silence serait ôté d’un coup de
mes épaules, de ma vie ? Qu’aux premiers mots jetés sur le
papier un soulagement viendrait ?
Oui, je le croyais. Mais depuis trois jours que j’ai
commencé à écrire, rien de tel ne se passe. C’est le contraire.
La nuit je ne dors plus du tout. Je somnole dans la journée,
quand la lumière du jour chasse les spectres. Mais la nuit
ils sont là. Ils me pressent, me demandent, ils veulent tous
que je me rappelle, me rappelle chacun d’eux, comment il a
vécu, comment il aurait vécu, comment il n’a pas pu vivre.
Ils sont une légion innombrable. Je ne les connais même pas
tous. Comment m’ont-ils trouvé ? Je les supplie de me laisser
dormir. Je les supplie de me laisser écrire. Je leur jure de ne
pas les oublier. Comment les oublier ? Comment a-t-on pu les
oublier ? Comment ai-je pu me taire tout ce temps ?
La cohorte des assassinés défile dans ma chambre. Ma
femme dort du sommeil du juste. Elle pense que l’horreur
historique ne doit pas empêcher de vivre. Je voudrais
qu’elle ait raison. J’ai voulu qu’elle ait raison, pendant
près de cinquante années de toutes mes forces je l’ai voulu.
Ce qu’on veut n’a pas de prise sur les spectres. Les enfants
mitraillés par la rage de l’endoctrinement assassin, grillés
par le vent de la pestilence technocratique, fouettés par le
fléau des usurpateurs de Dieu, ravagés au cœur secret de
leurs cellules…
Je dois continuer ».
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