Ali Sayad, homme de science et de savoir, a consacré sa vie à la culture et à la littérature ancestrales de notre pays. Il effectua des recherches à travers tout le territoire algérien, en Kabylie, les Aurès, le Hoggar et diverses contrées du Sud. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles, notamment la bibliographie analytique de l’Afrique du Nord et du Sahara dans la revue Libyca et une étude de référence : «Habitats traditionnels et structures familiales, Rites de naissances, Stratégie matrimoniale chez les Aït Yenni». Dans cet entretien que nous a accordé l’anthropologue, toujours dans le soucis de sauvegarder les habitats anciens, pas seulement en Kabylie mais partout, sur les Haut-Plateaux, les hautes plaines sétifiennes, l’Oranie, le Gourara, les Aurès, etc., il revient sur l’urgence de protéger les habitats anciens, cet héritage légué par nos ancêtres. Ali Sayad met également l’accent sur la sauvegarde de l’environnement et des espaces verts transformés en décharges publiques.
Midi Libre : Vous êtes invité aux journées de fin d’études à l’Ecole régionale des Beaux-arts d’Azazga les 14 et 15 juin. Quels sont les sujets de vos interventions ?
Ali Sayad : Mes contributions portent sur l’habitat nomade, la tente en tant qu’habitat mobile, d’une part, et, d’autre part, sur l’habitat traditionnel en Kabylie, la maison en tant qu’habitat fixe.
Quels sont les arguments sur lesquels vous justifiez vos interventions ?
Je prends trois exemples de démonstration pour ce qui concerne l’habitat mobile : deux femmes, Tin Hinan, pour les Touaregs, et Djazia, pour les Berbères zénètes et les Hilaliens. L’émir AbdelKader va réhabiliter la smala, comme capitale mobile, à l’exemple de Jugurta ou Takfarinas dans un passé lointain, pour lutter contre l’envahisseur. L’habitat traditionnel sera illustré par l’exemple des Ath-Yenni.
Pourquoi justement avoir choisi les Ath-Yenni et non pas une autre région de Kabylie pour effectuer votre enquête relative à l’habitat ancien ?
Pour des commodités. Il m’était plus aisé de m’y rendre là parce que ce n’est pas loin de la capitale (145 km). Sur place, les conditions d’hébergement ne se posaient pas, j’allais chez mes parents. Du point de vue pratique, étant donné que j’étais connu et reconnu par tous, car c’est important le statut social, j’avais accès aux maisons et aux familles qui n’étaient pas ouvertes à tout un chacun. Il faut ajouter aussi que le passage à l’état civil pour reconstituer des généalogies est aussi important, puisque l’étude portait sur l’espace villageois en tant que projection au sol des structures sociales. De plus, les Ath-Yenni, tribu plus artisane que paysanne, ont bénéficié dès 1873 d’une école privée, celle des Frères Congréganistes, devenue le Collège des Pères Blancs, mais surtout à partir de 1883, l’école laïque, avec Verdy comme premier instituteur, est devenue la pépinière de l’Ecole Normale d’Instituteurs de Bouzaréah. Bien plus que dans d’autres régions, un grand nombre d’instituteurs sont, en effet, issus des Ath-Yenni et envoyés sur l’ensemble du territoire national et jusqu’au Maroc et en Tunisie pour essaimer le savoir. Les hommes issus de cet environnement ont su, jusqu’à récemment, préserver la maison traditionnelle, lieu de vie communautaire, avec sa division tripartite : en longueur le séjour destiné aux humains (tigherghert) où l’on cuisine, l’on mange et l’on échange, et où l’on dort, d’une part. En dénivellation, l’"addaynin", l’endroit réservé aux animaux, d’autre part. La division en hauteur, distingue la soupente (taâricht ou takana), justement superposée à l’"addaynin", où sont entreposés les "ikufan", jarres à provisions, et où dorment les enfants quand ils atteignent l’âge de les séparer de l’intimité des parents. Aux Ath- Yenni j’ai travaillé bien entendu sur la maison traditionnelle mais aussi sur celle-ci quand elle subit des transformations et que j’ai appelé l’habitat rénové.
Votre étude a-t-elle été poursuivie en Kabylie et en dehors de cette région de l’Algérie ?
Les Ath-Yenni ont servi d’exemple de raisonnement qui a besoin d’être attesté ailleurs. C’est ainsi que beaucoup de villages ont été traversés et vérifiés, tans dans la Kabylie du Djurdjura que dans la vallée de la Soummam. Il fallait aussi dépasser cette région kabyle pour explorer d’autres contrées : le massif des Aurès (Bouzina, Tizi-Lâabd, Menâa, etc.), le djebel Bissa, dans l’Ouarsenis, et jusque dans les oasis du Gourara et chez les Mozabites.
A votre avis, est-ce un «gâchis»
en démolissant les anciennes maisons ?
Oui et non, car la vie est faite de bouleversements historiques et sociaux. Il est vrai que c’est une atteinte au patrimoine culturel en ne laissant pas de traces du passage des anciens, en tuant leur passé. Mais c’est aussi lié à une astreinte exigée par une démographie galopante et les commodités actuelles. Tant que la famille était «élargie» et solidaire, l’extension était mesurée. Quand le nombre de la population a augmenté de manière démesurée et en l’absence d’un contrôle des naissances et de l’urbanisme, tout le monde a construit n’importe où et n’importe comment, vu que l’important est de se loger. Certaines régions de Kabylie, Larbaâ n’Ath-Iraten par exemple, dépasse les 700 habitants au kilomètre carré. Dans un espace réduit, on est amené à défigurer le paysage, et avec la facilité offerte par le béton et le parpaing, on construit des immeubles de quatre ou cinq étages, souvent par prestige social. La ville s’est injectée dans les campagnes, tout comme le rural a pénétré dans les villes. On en a fait des «rurbains» qui n’appartiennent à aucune culture.
Existe-t-il une solution pour conserver nos habitats anciens et loger en même temps une population en croissance vertigineuse ?
Il n’y a pas de solution miracle. Il y a d’abord le choix politique, une politique basée sur le contrôle des naissances et cela, sur tout le territoire national. L’école doit s’adresser aussi aux parents pour une meilleure prise de conscience, par la presse (écrite et audiovisuelle), le discours de l’imam dans les prêches du vendredi. C’est une affaire de politique où seront impliqués tous les ministères et toutes les institutions, publiques ou associatives. La Chine ou l’Inde, où aussi le poids de la religion pèse sur les populations, ont relevé le pari. C’est seulement ainsi qu’on peut maîtriser une bonne politique de l’habitat, de la démographie, de l’emploi et de la production agricole ou industrielle, et tous les problèmes de société qui s’enchaînent.
Il y a tout de même des maisons qui ne sont pas démolies ….
En effet, un certain nombre de maisons ont échappé à la folie du béton. Mais dans certaines wilayas, les directions wilayales de la culture (Tizi-Ouzou ou Béjaïa) ont encouragé la préservation et la rénovation des villages (Ath el-Qaïd par exemple dans la commune d’Agouni-Gueghrane), mais c’est après que les habitants aient déserté leurs maisons pour habiter la plaine (reconquête de la montagne sur la plaine ?). Il ne s’agit pas de faire des musées sans vie, mais de faire des villages avec âmes en créant les conditions nécessaires aux populations pour se maintenir, par choix, sur leurs lieux de vie, par le travail, l’artisanat, le commerce, le tourisme rural, etc. L’association Ciné + de Timezrit de la vallée de la Soummam a réalisé quelques séquences filmées justement sur ces maisons abandonnées, à partir de la chanson d’Akli Yahiaten «Ay akhkham d ach’ ik youghen», qui mérite d’être vu et utilisé comme support pour une bonne prise de conscience de ce patrimoine culturel immobilier. La maison avait autrefois une âme. A partir du moment où elle n’est plus entretenue, parce qu’inhabitée, elle a perdu son âme. Tout comme le métier à tisser a son âme. Une personne, si elle n’est pas animée par une âme, elle ne peut produire, et cette âme, c’est la conscience des individus.
Y a-t-il vraiment urgence de protéger l’âme de cet habitat ancien ?
Tout à fait, tout comme le pays a besoin d’une âme, c’est aussi une nécessité pour la maison, non seulement en Kabylie mais partout, sur les Haut-Plateaux, les hautes plaines sétifiennes, l’Oranie, le Gourara, les Aurès, etc. Le béton et le désert (le désert est d’abord dans les têtes) a dévoré le paysage, il n’y a plus d’espace pour pratiquer l’agriculture. Nos aïeux nous ont légué un paysage propre, nous avons le devoir de le transmettre aussi propre à nos enfants.
On remarque une dégradation de l’environnement, alors qu’autrefois il y avait une autodiscipline chez nos ancêtres. Ils prenaient bien soin des espaces verts…
Il ne faut pas nous enfermer dans notre nouvel intérieur et transformer la rue en domaine public, où l’on jette ses déchets. Tout comme on protège sa maison, il faut protéger la rue qui est aussi un lieu de vie. Il y a un point très important sur lequel j’insiste : ce sont ces sacs en plastique fournis par le marchand. Il faut arrêter avec ce massacre de la nature par les sacs en plastique qui volent partout, jusque dans la mer. A Tamanrasset, les chèvres se nourrissent de sacs en plastique. Et de quoi sera fait le lait de ces chèvres ? L’expérience qui mérite d’être généralisée, est celle de l’association Ecovolonterre d’Ath-Yenni. Le 3 juin dernier, cette association a organisé une journée de volontariat où on a fait impliquer les jeunes des écoles, la population et les services techniques municipaux. Tous ont déclaré la guerre aux déchets, tous ont participé à nettoyer, à défendre leur paysage en le rendant propre et vivable. Ecovolonterre a ensuite distribué, dans chaque maison des sept villages qui constituent la commune des Ath-Yenni, des sacs autodégradables pour y acheter du pain. Demain sera la distribution de couffins pour y faire des courses. Le couffin de nos parents participait au développement de l’industrie artisanale, il créait des emplois, il ne polluait pas. Voilà une expérience locale qui mérite non seulement d’être encouragée mais d’être multipliée à travers tout le territoire national.
Vous avez parlé de l’âme. Qu’est-ce qui donne cette âme à la maison ?
Celle qui est l’âme de la maison kabyle c’est bien entendu la femme. C’est elle qui y vit en permanence, l’entretient, la décore. Dans la construction de la maison, le gros-œuvre est fait par l’homme, le mâalem. Quand il a déposé le toit, tout ce qui concerne le crépissage au kaolin (toumlilt), la construction de les banquettes (tidekwounin) le modelage des ikufan, le lissage à la chaux du parterre et du sous-bassement avec son décor artistiquement réalisé…, c’est du domaine de la femme. Pour rappel, à Akbil, c’est une femme-maçon qui a construit, au XVIIe siècle, la mosquée du village, avec pour manœuvre son mari. N’est-ce pas elle «l’agent secret de la modernité», en introduisant dans la maison toutes commodités, l’hygiène et les atouts d’une vie meilleure. Si l’homme est le flambeau à l’extérieur, la femme est la lumière du dedans, dit le vieil adage kabyle.