Huit mois de silence. Autant dire une éternité pour cet homme de paroles, volontiers provocateur. Depuis le calamiteux Mondial sud-africain, Raymond Domenech se tenait en retrait. Licencié par la Fédération française de football, l’ex-sélectionneur des Bleus, qui réclame 2,9 millions d’euros à son ancien employeur, livre pour la première fois son analyse du désastre. Il se montre tour à tour critique et indulgent à l’égard des joueurs, qui avaient fait grève pour s’opposer à l’exclusion de leur coéquipier Nicolas Anelka. Cet entretien, effectué en présence de son avocat et de son conseiller en communication, s’inscrit dans une stratégie de retour. Avec un double enjeu : soigner son image, et tourner la page. "C’est comme en amour, dit-il, il faut avoir oublié une femme pour en aimer une autre." Il reste à savoir si le traumatisme n’est pas trop profond...
Pourquoi sortir du silence aujourd’hui?
"Je n’ai pas fermé la porte au foot" Parce que je suis fatigué de lire et d’entendre ce qui se dit sur moi. Tout le monde parle à ma place. J’ai envie de rétablir ma vérité. Je ne suis pas l’abruti que l’on décrit.
Cette image d’arrogance, c’est vous qui l’avez construite.
C’est possible. Mais, en réagissant de la sorte, je cherchais à protéger le groupe. C’est d’ailleurs ma conception du rôle d’un entraîneur qui remonte à l’époque où j’étais joueur. Cette communication a parfois été mal interprétée, c’est vrai. Enfant déjà, mes professeurs se plaignaient de mon attitude. Lorsque je répondais simplement à une question, ils pensaient à tort que c’était de l’insolence.
Qu’est-ce qui vous choque le plus dans ce que vous entendez ?
On peut dire tout ce qu’on veut. Que je suis un mauvais entraîneur, que j’ai un mauvais caractère, que je ne communique pas bien. C’est le métier. Mais j’aime le foot. Et qu’on ne mette pas en doute mon intégrité! La première question qu’a posée un journaliste au président du club de Boulogne-Billancourt lorsque je suis allé entraîner des gamins de 10 ans, c’est: "Va-t-il toucher de l’argent?" Si j’avais voulu en gagner beaucoup, j’aurais quitté la sélection bien avant et j’aurais rejoint un club. En équipe de France, tout ce que j’ai mis en place dans le domaine du sponsoring relève du même registre : clarté et transparence.
A quoi ressemble votre vie depuis juin 2010 ?
Je suis demandeur d’emploi. J’ai lu que certains trouvaient cela scandaleux. Mais j’ai cotisé pendant quarante ans et je ne vois pas pourquoi la loi serait différente pour moi. Dans l’ordre de mes priorités actuelles, il y a ma famille, les enfants que j’entraîne, le syndicat [des entraîneurs] et le foot, bien sûr. Je ne lui ai pas fermé la porte, au contraire. J’ai regardé tous les matchs de l’équipe de France. Je reste l’un de ses supporters. Je ressens du plaisir quand elle joue bien, de la souffrance quand elle joue mal.
La blessure de la Coupe du monde n’est pas loin...
Bien sûr. Tous les entraîneurs privés de leurs fonctions vous le diront. Quand c’est fini, on n’a qu’une envie : replonger. J’ai été sélectionneur pendant dix-sept ans si l’on tient compte de mes années à la tête des Espoirs, entraîneur pendant dix, joueur professionnel pendant quatorze. Ce manque du terrain, presque physique, je le ressens tous les jours. Le mercredi, dès que j’enfile le survêt à Boulogne, c’est un bonheur. En janvier, j’ai passé quelques jours à entraîner des joueurs de 17 ou 18 ans, à l’invitation de la fédération autrichienne. Ce genre d’exercice me plaît. Le travail, je sais le faire. Je l’ai fait. Et je peux le faire.
En somme, vous êtes sur le marché.
Je ne cours après rien. J’ai d’ailleurs refusé plusieurs propositions. J’ai encore besoin de balayer certains souvenirs avant de pouvoir démarrer une nouvelle aventure. C’est comme en amour: il faut avoir oublié une femme pour pouvoir en aimer une autre.
Parmi ces souvenirs, il y a l’Afrique du Sud, ce fiasco qui restera à jamais associé à votre nom.
Oui, tout comme la finale en 2006... Ce que beaucoup semblent avoir oublié. Si c’était à refaire, je n’effacerais rien dans ma carrière.
Comment l’équipe de France en est-elle arrivée à ce désastre?
Je me suis peut-être trompé sur le choix des joueurs. L’équipe n’a pas bien joué : peut-être ai-je mal expliqué mon projet...
Et cet isolement des Bleus que vous avez favorisé ?
Isolés, les joueurs? Il faut arrêter avec ces histoires de "bulle". Ils disposaient non pas d’un, mais de deux, voire trois téléphones portables, de deux ordinateurs. Les infos, ils les avaient plus vite que moi! C’était très facile de communiquer avec l’extérieur. La preuve, avec cette fameuse Une de L’Equipe qui a fait scandale. Le staff ne les empêchait pas de communiquer. Il fallait au contraire qu’on se batte pour qu’ils se présentent aux conférences de presse, car ils ne voulaient pas y aller.
Vous les avez protégés une fois de plus en lisant le communiqué justifiant leur grève. Cette lecture fut-elle votre plus grosse erreur?
Une erreur, c’est quand on sait qu’on est en train de faire une connerie et qu’on s’obstine. A ce moment-là, je ne cherche pas à les protéger. Je lis la lettre parce que, au bout d’un moment [il siffle en passant la main au-dessus de sa tête], il faut dire stop. Ça faisait plus d’une heure qu’on était là. Il fallait bien que quelqu’un prenne ses responsabilités et que s’arrête cette mascarade ! Toutes les caméras étaient braquées sur le bus, des centaines de gamins attendaient sur le bord du terrain, on était la risée du monde. J’ai dit: "On arrête, je n’en peux plus!" Personne ne voulait lire ce machin! J’y suis allé. Si j’avais réfléchi deux secondes, je serais parti... Je les vois surtout comme une bande de sales gosses inconscients
Que s’est-il passé à l’intérieur du bus? Bacary Sagna prétend avoir tout oublié. Avez-vous, vous aussi, la mémoire qui flanche ?
Non. Et lui non plus... Ce qui se passe dans le bus, c’est à la fois simple et inexplicable. Les mecs remontent et disent: "On s’en va!"
Quels arguments employez-vous alors pour qu’ils changent d’avis?
Tous. Je leur dis même que leurs familles les regardent et que l’image qu’ils s’apprêtent à envoyer est terrible. Personne ne répond. C’est le silence. A trois reprises, je descends pour les laisser réfléchir. Quand je remonte, je les entends palabrer, je réessaie. Mais rien.
Qui sont les meneurs ?
S’il y en a, je ne les ai pas vus. Chaque fois que je remontais, il n’y avait plus personne... A ce moment-là, je me dis qu’ils sont devenus fous et qu’ils ne se rendent pas compte. Aujourd’hui, je sais que j’avais tort: ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Ils ont même fermé les rideaux du bus pour se cacher des caméras.
C’est un échec personnel terrible de n’avoir aucune emprise sur des hommes que vous connaissez depuis si longtemps. Le vivez-vous comme une trahison?
Non. Avec le recul, je les vois surtout comme une bande de sales gosses inconscients. Certains ont réfléchi depuis. Plusieurs ont sans doute du mal à trouver le sommeil. Difficile de mettre des mots sur ce qui s’est passé...
Tout est parti de votre altercation avec Nicolas Anelka à la mi-temps du match contre le Mexique. En quels termes l’attaquant vous a-t-il insulté ?
Je ne peux pas répondre à ces questions, car une procédure est en cours sur ce point entre le joueur et le journal L’Equipe. Je rappellerai simplement que, ce jour-là, j’ai sorti Nicolas à la mi-temps. J’ai fait mon travail de sélectionneur.
En voulez-vous à Thierry Henry de ne pas avoir assumé son statut de leader à Knysna ?
Non. Je suis déçu et triste, mais je n’en veux pas à Thierry, pas plus qu’aux autres. La colère ne sert à rien et j’ai un gros défaut: je comprends toujours trop bien les faiblesses humaines. Titi n’a pas joué, il était dans une situation particulière. Difficile de se faire entendre dans ces conditions. Je suis surtout triste de ne pas avoir su trouver les bons mots face aux joueurs. Cela m’a hanté pendant des nuits...
Avez-vous été en contact avec certains depuis la fin du mois de juin ?
J’ai discuté avec Evra lors de notre passage devant la commission de discipline. Il m’a confié avoir vécu l’enfer à son retour.
Michel Platini se montre plus brutal. Il parle de "cons" à propos des mutins de Knysna. Vous-même aviez dénoncé leur "imbécillité". Est-ce un problème d’intelligence ?
2010 Le 20 juin, en Afrique du Sud, il lit le commmuniqué des "mutins de Knysna". Deux jours plus tard, il refuse de serrer la main de l’entraîneur sud-africain. Le 5 septembre, il est licencié par la FFF. Tout dépend de la définition du mot intelligence. Pour moi, l’intelligence, c’est d’abord la capacité d’adaptation à une situation. Je pense que nous en avons manqué au Mondial.
La ministre Roselyne Bachelot parlait de "caïds immatures" et de "jeunes terrorisés". L’ambiance était-elle aussi délétère que cela, notamment entre Gourcuff et Ribéry?
Si conflit il y a eu, ça devait être tard le soir dans leur chambre ! Il n’y a, en tout cas, rien eu de visible. Les deux joueurs ont même déjeuné une fois ensemble, car ils avaient eu écho des rumeurs de tension. Quant à Roselyne Bachelot... Moi, je ne me suis jamais occupé de vaccins. Lorsque je ne suis pas compétent, je me tais. Ce jour-là, elle prétendait vouloir renforcer la solidarité du groupe, mais elle a commencé par tenir le staff à l’écart de sa rencontre avec les joueurs! Elle leur a parlé soi-disant comme une mère...
Avez-vous envisagé de plier bagage avant l’heure ?
Je l’ai dit à un moment, assez fort pour que les joueurs l’entendent et se rendent compte de l’énormité de leur comportement. Mais je ne suis pas du genre à abandonner. Jamais. Lors du dernier match, contre l’Afrique du Sud, je croyais encore à la qualification.
Au coup de sifflet final, vous avez refusé de serrer la main du sélectionneur adverse. Ce geste était-il digne de votre fonction ?
J’ai un défaut: je ne sais pas être hypocrite. J’aurais pu être faux cul, et le saluer la main molle, l’œil en coin. Mais non, désolé, je ne sais pas faire. Il nous avait insultés en affirmant que notre qualification était honteuse, traitant Thierry Henry de tricheur. Moi, je défends toujours mes joueurs. Je comprends que mon attitude ait pu choquer. Mais il faut également tenir compte du contexte, de la pression.
Comment avez-vous vécu les critiques de certains champions du monde 1998 comme Bixente Lizarazu, Christophe Dugarry ou Frank Leboeuf?
C’est un beau métier, consultant pour la télévision... Je pensais que cela consistait à faire partager son expérience, à raconter ce qui peut se passer dans la gestion d’un groupe. Leurs critiques portaient moins sur l’aspect sportif que sur la morale...
On a l’impression que vous n’avez aucun regret...
Si c’est l’impression que je donne, alors je suis mauvais en communication. Soyons clairs : je me suis planté, je n’ai pas dû choisir les bons joueurs ni trouver les mots qu’il fallait. Je n’accepte pas la critique des politiques ni celle des anciens joueurs reconvertis dans le journalisme, mais cela ne m’empêche pas de tirer mon propre bilan.