Mohammed Ben Ali Sfindja est certainement le chaînon principal de transmission de la musique andalouse relevant de l’école d’Alger.
C’est grâce à lui que le genre sanâa a été sauvé de la déperdition. Notre artiste est peut-être le premier artiste maghrébin à avoir enregistré des disques ; son premier enregistrement datant de 1901. Il est né en 1844 et est mort en 1908 à Alger.
Il jouissait d’une popularité immense dans la capitale où il se produisait dans divers concerts au café Mallakof, de la Casbah, et dans des représentations dans les cérémonies de mariage.
On prenait place dans des intérieurs accueillants bien décorés et l’on s’installait face à l’auditoire qu’on s’occupait de charmer avec de belles mélopées. On se faisait accompagner d’un mini-orchestre qui comprenait un violon à deux cordes (r’bab), une mandoline, un luth ( kouitra), une flute et une derbouka (instrument à percussions). Sfindja fut, en fait, maître et précurseur des premiers groupes musicaux d’Alger.
Son activité préluda à la poussé culturelle qui allait apparaître à partir des années 1930 en réaction aux manifestations triomphalistes du centenaire de la colonisation. La société musicale et artistique El-Djazaïria, dirigée alors par Mohammed Ben Teffahi (un disciple de Sfindja), naîtra sur ces entrefaites.
Le mouvement sera renforcé par l’apparition, en 1932, d’une nouvelle association : El- Mossilia, qui, d’ailleurs, fusionnera en 1951 avec El-Djazaïria. Sfindja fut simple cordonnier alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que cette musique raffinée qui se revendique de Cordoue soit l’apanage des représentants de la classe bourgeoise.
N’empêche Sfindja fut l’élève du maâlem (chef de troupe) Abderrahmane Menemeche, le plus grand maître de l’andalou de l’époque. Sfindja perpétuera son art ainsi que le répertoire légué par Ben Farachou et les derniers maîtres du XIXe siècle. L’orchestre de Sfindja était composé des musulmans Mohammed Ben Teffahi et Cheikh Saïdi et des juifs Laho Serror, Saül Durand alias Mouzino et d’Edmond Nathan Yafil.
Ce dernier pesa de tout son poids pour inciter Sfindja à enregistrer son répertoire qui ramassait l’ensemble des sous-catégories de la sanâa ; haouzi, âaroubi, qadria, zendani, etc. dont Sfindja était virtuose. Joueur de luth (kwitra), doté d’une voix de velours et d’une mémoire phénoménale, le maître de la sanâa a approuvé la publication du recueil des noubate d’Edmond Yafil, un de ses disciples israélites. Sfindja a ainsi assisté Yafil à collecter l’ensemble des textes des mélodies dans un ouvrage intitulé «Majmû’âtes Al Aghânî Wal Alhân Min Kalâm Al Andalus» (Ensemble de chants et de mélodies du patrimoine andalou) paru à Alger en 1904, une publication qui est demeurée la principale source documentaire référant à la musique classique algéroise. Aussi de sa rencontre avec l’ethnomusicologue français Jules Rouanet, Sfindja tirera-t-il le plus grand profit en se faisant aider pour transcrire sa musique pour être publiée dans un recueil de poèmes andalous qui devait faire date : «Madjmou’ zahw al-Anis al mokhtas bi ettabassi wa al qawadis» (recueil de l’enivrant compagnon spécialisé dans les disques et cylindres), un ouvrage que le CRASC d’Oran a réédité sous l’égide d’Ahmed Amine Dellai.
Rares les artistes qui s’étaient montrés aussi soucieux par le legs du patrimoine musical. On dit de Sfindja qu’il monnayait à prix fort ses connaissances. Il aurait défendu l’idée que la musique andalouse «est à nous et elle disparaîtra avec nous...». Le répertoire sonore qu’a laissé Sfindja, s’il demeure introuvable de nos jours, lève un pan de voile sur la pratique musicale qui était à l’œuvre à la fin du XIXe siècle.
Les puristes d’aujourd’hui qui s’insurgent contre tout changement peuvent, du reste, découvrir qu’à l’époque déjà l’on recourait aux innovations et que Sfindja fut un moderne avant la lettre.