Salah Guemriche, 64 ans, est journaliste-écrivain. Il vit en France depuis 1976. Ce natif de Guelma est partisan d’une citoyenneté active ouverte à tous les Français de quelque origine qu’ils soient. Simone de Beauvoir qui l’a découvert a fait paraître en 1971 ses premiers articles dans la prestigieuse revue des Temps modernes. Guemriche est auteur de plusieurs ouvrages, on peut citer entre autres: "Dictionnaire des mots français d’origine arabe" (Seuil, 2007); "Un été sans juillet "(Le Cherche-Midi, 2004); "L’homme de la première phrase" (Rivages / Noir, 2000) ; "Un amour de djihad" (Balland, 1995) C’est ce dernier titre qui l’a amené à s’intéresser de plus près au mythe du héros franc, dans Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2010), un Charles Martel qu’il nous fait revivre de Trèves à Narbonne, capitale de l’ancien Languedoc-Roussillon, cette région de France chère à Georges Frêche et qui fut une province arabo-berbère dès 719 et le restera encore vingt-sept ans après la bataille...Ici l’auteur nous parle de son dernier livre paru cette année chez Perrin: « Abd er-Rahman contre Charles Martel ».
Votre nouveau livre se veut être celui qui raconte la véritable histoire de la bataille de Poitiers, il se trouve que vous avez déjà publié sur le sujet un roman : «Un Amour de Djihad», est-ce que vous voulez signifier par là qu’un romancier peut faire œuvre d’historien ? Qu’est-ce qui différencie en fait le premier livre du second ?
J’ai trop de respect pour l’Histoire et pour les historiens, les vrais, pour prétendre avoir fait œuvre d’historien. Par contre, je me méfie des historiens institutionnels, de ceux qui ont une conception utilitaire de l’histoire. On en trouve partout, vous savez, en démocratie comme ailleurs. Et puis, l’histoire est toujours écrite d’abord par les vainqueurs… Cela dit, si je pense avoir fait le tour de la question, c’est pour une simple raison : durant de longues années, j’ai étudié toutes les versions, thèses et hypothèses consacrées au sujet, avant de procéder par recoupements, comme on fait dans une enquête…
«Un amour de djihad», c’était un travail de romancier, en effet, mais un travail fondé sur une documentation déjà poussée. Petite parenthèse : je me souviens, vers 1990, alors que j’étais en train de travailler à ce roman, à 2000 mètres, dans les Pyrénées orientales, je me souviens avoir écrit une carte postale à l’ami Tahar Djaout, dans laquelle je disais à peu près ceci : « Je t’envoie mes amitiés depuis un douar catalan, non loin d’une petite chapelle que les indigènes ici appellent mezquita, et sous laquelle, d’après une légende pyrénéenne, reposeraient les corps des amants de Narbonne : Munuza, le Berbère, et Lampégie, la chrétienne…» Pour revenir à la question, dans le roman, c’est cette histoire d’amour qui est mise en avant. Avec mon dernier livre, j’ai voulu en savoir plus sur le fameux Charles Martel et sur le processus de mythification qui a fait de la bataille de Poitiers l’événement qui aurait sauvé la France et la chrétienté. Ce qui est faux, bien entendu. Comme est fausse la thèse selon laquelle Martel a été surnommé ainsi après la bataille de Poitiers. C’est faux, parce que Charles est né « Martel », je veux dire que c’est son nom de baptême. Du reste, Martel n’est qu’une variante de Marcel et de Martin….
Quant au sous-titre : « La véritable histoire de la bataille de Poitiers », vous avez raison de le pointer… Pour tout dire, je n’étais pas d’accord avec ce choix. Qui est celui des éditeurs. Mieux encore, mon titre était : « Charles Martel, de Maastricht à Poitiers ». Et si vous prenez le livre, le premier chapitre s’intitule bien : « Meurtre à Maastricht »... Mais comme les éditions Perrin sont connues pour leur sérieux et leur rigueur, j’ai laissé faire…
Peut-être que la question est prématurée, mais nous la posons quand même : comment Abd er-Rahman contre Charles Martel a été reçu par la critique en France ?
Oui, c’est un peu trop tôt… Vous savez, ce n’est pas un roman. Un roman a une vie courte, trois mois de vie en librairie, quatre au plus… Un ouvrage comme celui-ci est appelé à la confrontation, voire à la polémique. Et tant mieux. Nous touchons là à un mythe fondateur, il ne faut pas l’oublier. Déjà, sur certains sites d’extrême droite, on a commencé à m’accuser de révisionnisme. C’est, comme on dit, l’hôpital qui se f. de la charité !...
Certains historiens ont présenté le mariage entre Munuza et Lampégie comme un fait non avéré qui appartient plus à la légende qu’à l’histoire proprement dite, pourquoi vous n’êtes-vous pas rangé à cet avis ?
L’histoire d’amour entre le gouverneur de Narbonne et la fille du duc de Toulouse est une histoire vraie. Même si certaines chroniques chrétiennes accusent le vieux duc d’avoir voulu acheter la paix en cédant sa fille au gouverneur.
La bataille de Poitiers, telle qu’il en ressort de votre texte a été provoquée par l’union « contre-nature » entre Munuza, prince berbère qui commandait à Narbonne et Lampégie, fille du duc de Toulouse, ce mariage, selon vous, avait-il eu une épaisseur sociologique qui permettrait de dire qu’il y avait eu beaucoup d’unions entre chrétiens et musulmans dans la société narbonnaise de l’époque ?
Vous savez, Abd er-Rahman, le maître de Cordoue, s’il a traversé les Pyrénées ce n’est pas pour aller à la conquête de ce qui ne s’appelait pas encore la France, mais c’est bel et bien pour punir le renégat gouverneur, avant tout. Ajoutez à cela le fait que Munuza était connu comme un révolté. Révolté contre l’administration arabe de Cordoue. Et comme déjà, dans les montagnes andalouses, la révolte berbère grondait, à cause d’un traitement discriminatoire: les meilleures terres de conquête étaient réservées à la chefferie arabe... On parle souvent de « conquête arabe », s’agissant de l’Espagne. Il est clair que c’était une conquête arabo-berbère, ou plus exactement, berbéro-arabe, car que ce soit dit, et je citerai deux spécialistes de la question, Jean-Henri Roy et Jean Deviosse : parmi les troupes de Tarik, la proportion était de « neuf Arabes pour sept mille Berbères » !… Cela paraît exagéré, mais ce doit être plus vraisemblable que l’inverse, non?
Pour revenir aux mariages mixtes, il y en eut plus qu’on ne pense. Une autre histoire a précédé celle de Munuza : c’est celle d’Abd el-Aziz, le propre fils de Moussa Ibn Nusseïr, qui épousa Egilone, la veuve du roi Roderic, celui-là même qui fut battu en 711 par les troupes de Tarik… Tout comme Munuza, Abd el-Aziz fut assassiné, pour cause d’alliance de sang avec l’ennemi, pour ainsi dire…
La figure de Charles Martel apparaît sous votre plume comme une figure implacable dont le symbolisme a été détourné par les racistes anti-arabes…
Charles Martel était un homme d’une bravoure légendaire, c’est vrai, mais comme le voulait l’époque, ce fut aussi un tyran et un spoliateur. Il enlevait les terres et les biens de l’Eglise qu’il distribuaient à ses officiers. C’est comme ça qu’il réussit à faire de ses troupes disparates une armée redoutable. Il distribuait même les titres d’évêque à ses hommes de main ! C’était un homme infatigable, il guerroyait à toutes ses frontières : contre les Bavarois, les Alamans, les Frisons, les Saxons, etc. Quand on pense aux distances et aux moyens de locomotion de l’époque, on reste stupéfait. Seules l’Aquitaine et la Provence manquaient à son tableau de chasse… C’est pour cela que la présence musulmane en Narbonnaise a commencé par l’arranger, puisque les Sarrasins menaçaient son ennemi, le duc de Toulouse… Jusqu’à ce mariage inattendu entre Munuza et Lampégie, la fille du duc : Charles Martel y a vu plus qu’une provocation : la menace d’une alliance politique…
On s’attendait à ce que vous disiez un mot sur l’islam fondamentaliste d’aujourd’hui, manière de souligner le contraste existant entre lui et l’islam d’antan plus tolérant…
Le fondamentalisme, il est déjà dans l’intolérance, s’agissant des mariages d’Abd el-Aziz et de Munuza, assassinés pour avoir épousé des chrétiennes… Mais j’évoque dans mon livre deux et même trois autres dangers, qui ne seront pas étrangers à la débâcle musulmane à Poitiers : le premier, c’est l’arbitraire qui faisait des différences entre ethnies alors que l’on prétendait former une « oumma » d’hommes libres et égaux ; le deuxième, c’est le conflit opposant les Azraqites, qui était la branche extrémiste la plus dure des Kharidjites, et qui s’était déjà distinguée, quelques années avant 732, à Damas, lors d’une révolte sanglante contre Abd el-Malek, le père du calife Hicham. J’ajouterai un troisième élément de discorde: je veux parler de cette hostilité fratricide qui opposait viscéralement des Arabes à d’autres Arabes : les Kelbites, originaires du Yémen, et les Kaïssites, originaires du Hedjaz (Arabie saoudite). Une hostilité qui atteindra son seuil critique en Andalousie et en Narbonnaise, ajoutant aux troubles qui mineront le pouvoir jusqu’à la Reconquista, et donc jusqu’à la veille de la chute de Grenade !...
Pensez-vous qu’Abd er-Rahman est aussi connu dans le monde musulman que Charles Martel en Europe ?
Abd er-Rahman était un homme de courage. Il faut savoir que, après la première défaite musulmane à Toulouse, en 721, donc onze ans avant celle de Poitiers, c’est lui qui, alors que l’émir El-Samah (que les chroniques chrétiennes appellent Zama) venait de mourir sur le champ de bataille, c’est lui, Abd er-Rahman, qui réussit à ramener en bon ordre le reste de l’armée à Narbonne. Son nom n’est pas très connu, non seulement parce qu’il fut l’homme de la défaite à Poitiers, où il laissa la vie, mais peut-être aussi parce qu’il a existé un autre Abd er-Rahman, plus célèbre, parce que fils de Mu’awiya et petit-fils du calife Hicham… Il fut le seul survivant omeyyade après le massacre de sa famille par les Abassides, en 750, et c’est lui qui, ayant fui en Espagne en passant par le Maghreb, prendra le pouvoir en 756. C’est sous son règne que fut édifiée la célèbre mosquée de Cordoue…
Vous écriviez que vous êtes partisan de l’intégration nationale que de l’identité nationale, pourquoi ce serait si différent ?
Non, je disais cela pour réagir à une formule d’un journaliste français, qui, à propos d’un livre d’Alain Minc, parlait de « logique historique d’une identité nationale ». Ce à quoi je réponds, si vous permettez que je me cite en prenant ces lignes de mon livre : « S’il y a quelque logique à chercher, ici, ce n’est point celle d’une identité nationale, mais celle, d’abord, d’une intégration nationale. L’intégration, effective, des Sarrasins de France, qui n’est ni plus irréaliste ni moins légitime que celle des Austrasiens. Car, enfin, qu’y avait-il de plus étranger et de plus sacrilège, au pays de l’apôtre des Gaules, saint Martin de Tours, qu’y avait-il de plus étranger et de plus clandestin qu’un Franc d’une Austrasie restée si longtemps païenne ?»