Le Midi Libre - Culture - «Il y a une espèce de maladie du secret très ancrée en nous»
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Edition du 27 Mars 2010



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NADIA MOHYA, Psychanaliste et écrivaine
«Il y a une espèce de maladie du secret très ancrée en nous»
27 Mars 2010

Rencontrée à la librairie «Cheikh-multi-livres» de Tizi Ouzou, à l’occasion de la vente dédicace de son roman «La fête des Kabytchous», Nadia Mohya, sœur du prolifique dramaturge Mohya, livre ses impressions au Midi Libre. Elle parle de ses livres, de son frère, de la souffrance et de la Kabylie. Nadia Mohya est titulaire d’une thèse de doctorat en psychopathologie et psychanalyse, soutenue à l’université de Paris VII. Elle a publié «Les thérapies traditionnelles dans la société kabyle», «Ethnologie et psychanalyse, l’autre voie anthropologique», «De l’exil, Zehra, une femme kabyle» et «L’expérience de terrain, pour une approche relationnelle dans les sciences sociales». Elle est aussi l’auteure d’une quarantaine d’articles parus dans des revues spécialisées.

Midi Libre : Dans quelles circonstances avez-vous écrit votre livre « La fête des Kabytchous », peut-on le considérer comme un hommage à votre frère Mohya ou un cri de douleur et de colère?
Nadia Mohya : Ce qui m‘a inspirée pour écrire ce livre, ce n‘est pas du tout l‘idée de l‘hommage. Mon frère n‘a pas besoin que je lui fasse cette cérémonie. Je l‘ai accompagné jusqu‘au dernier instant de sa vie. Ce livre relève d‘une affaire personnelle. Je l‘ai écrit pour faire le deuil et pouvoir assumer l‘idée de la perte. Autre objectif que je m‘assignais, c‘est aussi réfléchir à la problématique de la pathologie. J‘avais toujours eu l‘idée d‘écrire ce livre. D‘une certaine façon, je l‘ai exprimée au fil des pages. A un moment donné, je racontais un rêve. J‘étais avec mon frère, nous étions au dessus d‘un immeuble très élevé et nous cherchions un moyen pour descendre de là. Puis nous apercevons une échelle et je vois mon frère descendre. Ma réaction était de dire qu‘il est arrivé indemne et très rapidement. Je me suis dit que dans ce rêve-là, il y a une histoire à tirer. Ce livre est une réponse à une sorte de rêve-programme dans lequel j‘ai imaginé un projet d‘écriture.
Pourquoi avoir choisi l‘écriture ?
Je ne sais pas faire autre chose qu‘écrire. J‘écris sur une vie de famille très difficile pour tenter de comprendre les tenants et les aboutissants des choses et surtout relier les choses les unes aux autres. Il y a eu la mort de ce frère à laquelle je ne m‘attendais pas du tout mais est-ce qu‘on s‘attend à la mort ? Il fallait comprendre ce qui s‘était passé.

Alors, votre livre contient des souvenirs douloureux…
C‘est un livre qui m‘a beaucoup coûté. Il y a un prix humain énorme. J‘ai pleuré à chaque page. C‘est un livre que j‘ai arraché de moi-même. Il n‘est pas facile de parler des choses personnelles et des choses de la famille dans notre société. On est trop cachottier. Il y a une espèce de maladie du secret très ancrée en nous. Le fait de parler de sa famille requiert déjà un effort. Ce livre est une façon de maîtriser la souffrance. Il fallait trouver une logique à une vie très chaotique et pleine de douleurs. Une souffrance très liée à ma mère qui était malade. Dans le livre, je parle de cette maladie en l‘abordant sous son aspect culturel, c‘est-à-dire : la possession (amlak). Mon frère et moi avions grandi dans ce contexte. Ce livre c‘est aussi, pour une grande part, un récit autobiographique.

Votre livre a été l‘occasion pour vous de revisiter la culture kabyle sous ses plusieurs facettes, n‘est-ce pas ?
Décrire un fonctionnement familial et la souffrance de la mère, c‘est aussi se situer dans un contexte social et culturel. Tout est lié, dans ce livre, du début jusqu‘à la fin. Les choses ne se produisent pas par hasard. On ne connaît pas les débuts. J‘ai essayé de remonter loin dans l‘histoire maternelle, à travers le récit de ma mère. Ce livre tourne aussi autour de la transmission entre les générations. La culture traditionnelle, c‘est essentiellement cela. C‘est le phénomène de la transmission. La part essentielle n‘est pas saisissable. C‘est indicible. Dans ce livre, il y a cette part de l‘indicible, des choses qu‘on ne peut pas dire. Ce qui se ressent à travers l‘indicible permet à tout le monde de se reconnaître.

Donc, votre livre n‘est pas uniquement personnel…
Il y a dans ce livre une part de récit très personnel mais beaucoup peuvent s‘y reconnaître. Tout à l‘heure, il y avait un monsieur avec sa sœur, venus juste pour me dire qu‘ils ont vécu presque la même histoire. C‘est considérable comme réaction. Au départ, c‘est quelque chose de très personnel. A l‘arrivée, ce ne l‘est pas du tout. Ce livre est comme un miroir que j‘offre à tout le monde.

Le fait d‘avoir poussé vos études et recherches en psychologie vous a- t-il aidé dans l‘écriture et la compréhension des événements ?
Evidemment que cette formation m‘a aidée à la compréhension mais pas à l‘explication. Ce livre n‘est pas du tout quelque chose de scientifique. Il est écrit dans un langage complètement accessible. Ce n‘est pas un langage d‘expert. Mais je n‘ai pas mis de côté ma formation et ce que j‘ai appris à l‘université, dans les livres et dans la pratique. Evidemment, ceci m‘a aidée à avancer dans mon propre récit et dans la compréhension sociale et culturelle. Aussi ce livre permet de montrer que le culturel, le psychologique et le pathologique sont liés. On n‘est pas malade en dehors d‘une culture et d‘une société. Toute souffrance est inscrite dans une culture d‘une société donnée. C‘est toujours par rapport aux autres qu‘on est malade. Dans ce livre, j‘essaye de comprendre et non pas d‘expliquer.

C‘est quoi la différence entre comprendre et expliquer pour vous ?
Comprendre et expliquer, c‘est très différent. Je n‘explique rien dans ce livre. J‘essaye de comprendre. Comprendre veut dire relier les choses. Tisser la toile d‘une vie particulière.

Vous avez écrit qu‘à travers ce livre, l‘objectif consiste, non pas à effacer la souffrance, mais à la dépasser. Où se situe la nuance ?
De toutes les façons, la souffrance ne s‘efface pas. Effacer veut dire refouler, mettre de côté et faire comme si cette souffrance n‘existait pas. Une grande leçon de la psychanalyse explique que ce qui a été vécu un jour existe pour toujours. Ça existe quelque part sous une forme ou sous une autre. On peut « effacer » des choses parce qu‘elles sont invivables mais c‘est un effacement de la conscience et on fait comme si ça n‘a pas existé. Quelquefois, on sait qu‘on n‘a pas oublié mais on range tout comme si on rangeait dans des tiroirs des choses, en attendant qu‘elles ressortent à telle ou telle occasion.

Que voulez-vous dire par dépasser ?
Dépasser une expérience veut dire la vivre jusqu‘au bout, la tourner et l‘examiner dans tous les sens, notamment la passer sous le scalpel de l‘écriture, de la pensée et de la réflexion et puis la laisser là. Se rendre compte qu‘elle existe. Puis continuer sa vie tout en sachant qu‘elle est là. Il faudrait aussi l‘intégrer dans son expérience de vie. Elle fait partie de notre propre histoire.

Quelle est la différence entre un individu qui a réussi à dépasser sa souffrance et celui qui a échoué ?
Celui qui n‘a pas dépassé une souffrance, c‘est celui qui se débat toujours dans cette souffrance là et éventuellement qui la revit à chaque fois que les vicissitudes de la vie l‘y poussent.

Sans ces souffrances que vous avez endurées, auriez-vous écrit ces livres ?
La souffrance m‘a été utile pour l‘écriture. En tout cas, pour l‘écriture de ce livre (La fête des Kabytchous NDLR) et pour celui sur l‘exil aussi. Pour moi, la souffrance est un moteur pour l‘écriture. C‘est un moteur pour la réflexion. Dans la souffrance, on trouve des raisons de penser, de réfléchir, des raisons d‘espérer et d‘avoir de la force pour persévérer et de l‘inspiration pour écrire.

Vous avez aussi développé la réflexion selon laquelle aussi loin que nous puissions partir sur cette terre, on finira toujours par revenir au bercail. Que voulez-vous insinuer ?
On revient toujours à ce qu‘on a quitté. Tout ce qu‘on a à dire là-dessus, ce ne sont que des sentiments et des tentatives de compréhension. Aussi loin qu‘on parte, on rencontre des êtres humains et ces derniers vous renvoient à vous-même. Si différents qu‘ils puissent être culturellement, si éloignés qu‘ils puissent être par la langue et par leurs pratiques, ils restent des êtres humains. Cela veut dire qu‘ils sont toujours des miroirs qui vous renvoient à vous-même. C‘est aussi probablement une façon de garder une autonomie de fonctionnement. Il y a toujours quelque chose qui rappelle la rondeur du monde. Le monde est rond, on n‘y peut rien, on revient toujours au point de départ.

Pourquoi avez-vous choisi la langue française ? Peut-on vraiment exprimer le fond de sa pensée avec une langue étrangère ? Pourquoi pas dans votre langue maternelle ?
La langue française m‘est familière. On qualifie une langue de langue maternelle pas seulement par le fait qu‘elle soit la langue de la mère. Elle peut être aussi la langue de la personne qui joue le rôle de la mère. Ce qui est important dans la langue maternelle, c‘est qu‘elle s‘apprend durant l‘enfance. C‘est la langue dans laquelle se forge la personnalité et la pensée. C‘est la langue avec laquelle on apprend à exprimer ses sentiments et ce qu‘on a de plus intime en soi. Il se trouve que le français, je l‘ai appris étant enfant également. Le français n‘a jamais été étranger pour moi. Cette langue, je l‘habite très bien et elle m‘habite très bien. Il y a des choses qu‘on n‘arrivera jamais à exprimer parfaitement mais je trouve que dans le français, je sens que je parviens à dire des choses très fortes.

Qu‘en est-il de votre livre sur l‘exil paru en 1998 ?
On appelle ce genre dans la recherche en sciences sociales, un récit de vie. Le personnage principal s‘appelle Zehra. Mais il y a dans cet ouvrage des intermèdes qui me concernent.

En tant qu‘écrivaine, vous sentez-vous comme exilée, justement ?
Oui. La langue française est une langue étrangère mais c‘est une langue que j‘ai investie. L‘exil transparaît déjà à travers elle. C‘est la langue maternelle, le kabyle, qui renoue avec les origines. L‘exil se perçoit à travers la langue française parce qu‘elle n‘est pas ma langue maternelle. C‘est une langue de rupture.

Que représente votre frère Mohya pour vous ?
Le fait qu‘il a été le grand frère est une notion anthropologique très importante. C‘est une fonction parentale d‘une grande importance dans notre culture. C‘est une chose que je raconte dans ce livre.

Comment expliqueriez-vous la personnalité atypique de Mohya ?
Il avait une autorité telle que je ne peux pas me l‘expliquer. Dans ce livre, je parle de son caractère très difficile parce que j‘ai eu une relation très difficile avec lui. Nous avons eu des difficultés de communication. Mais je crois que c‘est quelque chose qu‘on retrouve un peu partout.

Qu‘est-ce qui vous a le plus marqué en lui ?
C‘est son côté réaliste. Il disait les choses telles qu‘elles étaient. Il fallait faire avec.

Pourquoi avoir choisi un titre aussi provocateur pour votre livre ? N‘aviez-vous pas eu des appréhensions quant à un tel choix ?
A aucun moment je n‘ai eu des appréhensions. Je n‘ai fait que reprendre une phrase que Mohya a prononcée. J‘ai pris au mot sa phrase. Il n‘y a aucune ironie et aucun sentiment de provocation dans ce titre. Il y a de la colère surtout, dans ce titre. Ce n‘est pas une colère par rapport aux gens. C‘est plutôt une colère ancienne.

Votre formation en psychologie, psychopathologie et psychanalyse vous a-t-elle aidée à comprendre plutôt qu‘à condamner les autres ?
Quand on essaye de comprendre, le jugement est exclu. On ne condamne pas. La compréhension est une démarche qui développe la sensibilité. On est sensible aux choses et aux êtres. C‘est-à-dire qu‘on devient capable de se mettre à la place des autres. Cela n‘exclut pas qu‘à certains moments, on puisse blâmer évidemment. Il n‘y a que celui qui t‘aime qui pointera du doigt tes erreurs. Ceux qui ne t‘aiment pas ne te parleront pas de tes bêtises car ils sont indifférents à ton égard et ça ne les intéresse pas de te corriger. L. B.

Par : LOUNES BOUGACI

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