Ce premier roman, que l’on devine autobiographique, de Badr’Eddine Mili raconte l’histoire du quartier populaire de Aouinet El-Foul à Constantine, de la Deuxième Guerre mondiale à l’Indépendance. Ce faisant, c’est l’histoire de nombre de familles originaires du Nord- Constantinois que l’auteur retrace. Il rend ainsi justice à une population, encore actuellement victime d’ostracisme et de préjugés de la part des Constantinois se disant de vieille souche. Une minorité dont les membres surnommés Hraïq, suite à leur exode sous les bombardements au napalm, ont pourtant grandement contribué aux luttes émancipatrices de la vieille Cirta.
Grands commerçants, bâtisseurs et boulangers-pâtissiers devant l’Eternel, les habitants de La petite Fontaine des fèves ont également été de grands militants. Venus de Mila et des différentes localités d’El-Milia et de plus loin encore, de Taher, El-Aouana, Jijel, Ziama Mansouriah, ceux que l’on appelle à l’Est les «Kbaïl Hadra» sont les descendants de tribus berbères fameuses qui se sont distinguées par leur combativité et leur moralité ombrageuse depuis la nuit des temps. Aouinet El-Foul, constituant le premier arrêt des bus en provenance du nord est, peu à peu devenue l’un des lieux de fixation de ces populations souvent mal vues des «Beldiyas». Il faut dire que dans le passé, les guerres entre les villes du Nord et Constantine étaient fréquentes et ont laissé plus d’un souvenir cuisant aux habitants de la vieille citadelle.
«Aouinet-Eddheb ! La petite fontaine d’or !» s’exclama un jour Lamine très connu dans la ville pour sa taille hors normes et sa beauté héritée d’une ascendance Koutama. Il disait cela pour flatter peut-être, l’orgueil de sa tribu et faire oublier le brouillon de vie et la douleur lancinante que traînaient ces centaines de dépossédés, jetés par un sort défavorable dans ce bantoustan, balayé l’hiver par la bise mordante du nord et l’été par les vents torrides du désert. Ils avaient chu dans ce lieu-dit de hasard par tribus entières, les Ouled-Ali, les Mechati, les Beni-Hbibi, les Beni-Sbih, les Beni –Meslem, les Beni Belaîd, les Beni-Ferguène, les Ouled Aouat, les Ouled Aïdoun, les Beni-Aïcha, chassés de leurs terres et de leurs maison en pisé bordant l’Oued -EL-Kébir. On les appelait Kebaïl-El-Hadra, les gens du Piémont, ils étaient connus pour leur esprit de corps, leur bravoure et leur sens moral très élevé. Ils parlaient un arabe dialectal châtié. Agriculteurs, éleveurs et fantassins, ils étaient passés maîtres dans le dressage des chevaux et le maniement des armes. Le travail était leur vertu cardinale (…) Leur légende racontait qu’ils étaient aussi bien capables de chasser à mains nues les lions des contreforts du nord-est, que de produire l’huile la plus ensoleillée de la Méditerranée". A partir de la description enthousiaste des chaleureux habitants d’une misérable cité, l’auteur met en scène les personnages qui entourent le jeune Mustapha Hamadène de sa naissance à son départ, le bachot en poche, vers des études en sciences politiques dans une faculté de la capitale. La vie à l’intérieur de la petite communauté, ses relations heureuses avec les «Hraktas» (Chaouis) et les Soufis, ambivalentes ou carrément haineuses avec des colons et des travailleurs pieds-noirs d’un racisme avéré, sont décrites avec brio. Ce sont des pages de l’histoire d’Algérie qui sont ainsi explorées, à travers le regard frais d’un enfant. Pourtant à partir de la multitude foisonnante de personnages qui s’y agitent mûs autant par un instinct de survie que par une fierté patriotique que rien ne peut éteindre, c’est Aouinet El-Foul qui est l’héroïne de ce roman émouvant. Grelottant de froid ou à moitié mort de faim, le quartier réagit face aux humiliations et exactions des tortionnaires de l’armée française comme un seul homme. On se sert les coudes, on s’héberge, on partage le pain et la peine. On va au feu et on compte ses morts et disparus. C’est bien cette «Algérie oubliée» de Lacheraf, l’Algérie du petit peuple qui a fait la révolution et libéré le pays, que l’on retrouve à travers les décennies que parcourt l’œuvre. Les personnages avec leur surnoms croustillants, les lieux haut en couleur, comme ce café Khal-Erras où les habitants de la cité font et refont l’histoire, Badr’Eddine Mili, fait revivre une époque que l’on devine chère à son cœur. Le lecteur découvre un excellent travail de mémoire qui rend hommage au courage d’une population fière et ouvre de nombreuses pistes à la réflexion. Journaliste et politologue, Bardr’ Eddine Mili est natif de Constantine. La brèche et le rempart , édité en mars 2009 aux éditions Chihab est son premier roman.