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Edition du 18 Décembre 2008



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Bonnes feuilles
18 Décembre 2008

Une lettre du jeune soldat Frantz Fanon, adressée à ce moment-là à ses parents, indique son état d’esprit. Il va peut-être mourir, mais ce ne sera pas pour une juste et noble cause: «Un an que j’ai laissé Fort-de-France, écrit-il. Pourquoi? Pour défendre un idéal obsolète [ ... ]. Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais: il est mort pour la belle cause [ ... ]; car cette fausse idéologie, bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé! Rien ici, rien qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. [ ... ] Je pars demain volontaire pour une mission périlleuse, je sais que j’y resterai.» Cette lettre du jeune Fanon, longtemps inédite, indique déjà les traits persistants de sa courte vie. Outre le sentiment tragique de la vie et de la mort qui l’habitera à tous les moments de son existence, s’y inscrit déjà ce mouvement constant entre être déçu par les hommes et ne cesser de croire en eux, les aimer même, entre se méfier des politiciens et s’engager malgré tout, entre dire «non», dans ce qu’on appellerait aujourd’hui appel à la désobéissance, et rechercher un «oui» qui ferait lien.
Fin avril 1945, le trio est renvoyé à Toulon. Dans cette ville, ils assistent, relativement isolés, à la célébration du 8 mai. Les soldats américains sont encensés par les jeunes Toulonnaises mais peu d’entre elles acceptent de danser avec un Antillais, fût-il héros de guerre. Les trois amis ont reçu grades et médailles mais sont délaissés par l’armée et la population civile. La guerre est finie. Manville parle encore douloureusement de cet abandon que Fanon n’évoquait jamais explicitement. Il était pourtant marqué par cette expérience: avoir fait la guerre pour l’égalité des races et la fraternité humaine et se retrouver solitaire et ignoré, parfois même méprisé. Pour le haut commandement, une seule solution : rapatrier vers les tropiques ces volontaires désormais inutiles. Eux-mêmes veulent rentrer. Ils se rendent à Rouen, point de départ des bateaux pour les Antilles, le port du Havre étant hors d’usage. Au cours de cette escale dans un château désaffecté, le château du Chapitre, une rencontre ensoleillée a lieu avec une famille importante de la ville qui désire recevoir et remercier ces jeunes gens venus de si loin pour défendre une cause qui aurait pu ne pas les concerner. Ces derniers, fatigués et, semble-t-il, amers, se sentent un peu en repos dans ce foyer où Fanon, tranquillement, passe la soirée à caresser affectueusement la tête blonde d’un petit garçon de la famille.
Or, ils ont été triés sur le volet pour cette rencontre. Fils de famille, susceptibles de bonnes manières, futurs étudiants. Les autres soldats antillais n’ont pas été jugés dignes par le capitaine d’aller dîner dans une grande demeure rouennaise. Cela n’échappe pas au maître de maison, M. Lemonier, qui demande s’il n’y avait pas parmi les volontaires des marins pêcheurs, des ouvriers de la canne à sucre ou des chômeurs.
Le retour sur le San-Mateo, un cargo de marchandises transformé à la hâte pour le transport des troupes coloniales, fut long et pénible. Ils naviguèrent pendant plus de vingt-cinq jours, entassés dans des « shelters » insalubres et nourris essentiellement de biscuits provenant des restes de l’armée française de quarante. À peine débarqués, affamés et privés depuis longtemps de nourriture antillaise, tous se précipitent vers leur plat favori. «Dachin», demande impérieusement Frantz Fanon. Longtemps, ses amis antillais le surnommeront ainsi. L’arrivée se déroule dans l’indifférence totale des autorités civiles et militaires. Manville garde une blessure vive de cet épilogue. Fanon, même si ses premiers écrits en portent la trace, n’y reviendra jamais directement. Tout comme il gardait le silence sur ses exploits de guerre. A toute question un peu directe sur ses blessures, il ne répondait pas, ou disait quand il était d’humeur à plaisanter que c’était ce qu’il avait en commun avec le général Salan.
Comme il l’avait écrit à ses parents, Fanon n’aimait pas avoir fait cette guerre, alors qu’il était et fut toute sa vie antinazi et conserva une culture de Résistance. «Je me suis trompé », écrit-il. Dominait le sentiment d’un profond malentendu. Il avait abandonné ses études et s’était battu contre l’intolérable d’une doctrine prônant l’élimination d’hommes au nom de la supériorité raciale. Et, tout au cours de ce combat, il s’était retrouvé confronté à la discrimination ethnique, à des nationalismes au petit pied. Il n’en parlait pas directement, mais cette expérience infiltrera ses écrits ultérieurs, notamment Peau noire, masques blancs et «Africains Antillais». Elle lui donnera aussi une certaine maturité physique. Il n’avait à son arrivée en Algérie que trois ou quatre ans de plus que certains de ses internes. Mais tous le percevaient comme beaucoup plus âgé qu’eux. Jacques Azoulay, qui fut son premier interne à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, en témoigne encore.


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